Cet article a fait l’objet d’une communication au colloque de l’Association Française des Études Canadiennes à l’Université d’Angers en septembre 2000. Il est paru ensuite dans Les fleuves de l’Ouest français. Identités, espaces, mémoires, représentations, J.-G. Petit et A.-L. Sanguin (dir.), Paris, L’Harmattan, 2003, pages 101-113.

Traditionnellement, l’histoire des fleuves s’insère dans celle de l’aménagement de l’espace, de l’industrie ou du commerce. Plus récemment, comme le montrent plusieurs communications de ce colloque, les fleuves sont l’objet d’une histoire de la navigation, des communautés, des représentations. Nous pensons qu’il est aussi temps d’intégrer les fleuves dans une histoire sociale de l’environnement qui explique les profondes transformations des derniers siècles et qui s’intéresse à leurs coûts humains et à leurs conséquences environnementales.
Les aménagements de l’espace n’y sont plus seulement considérés comme les produits d’une action énergique de l’État ou l’expression d’un progrès, ni même, dans une vision téléologique de l’événement, comme des actes rationnels. Ils sont aussi des moments forts de conflictualité, d’échanges, de jeux politiques et sociaux, de fonctionnement des réseaux, d’affrontements et de construction de compromis entre les acteurs.
C’est dans cette perspective que se situe cette communication sur l’estuaire de la Loire. Elle porte sur la manière dont on a réussi à réaliser sa chenalisation, c’est-à-dire à rétrécir le lit du fleuve en colmatant les bras secondaires, en agglomérant les îles aux rives, en le transformant en un ruban d’eau de Nantes à Saint-Nazaire. Son objectif est d’expliquer les conditions sociales qui ont rendu possible une telle transformation au détriment de l’identité et des activités des communautés de l’estuaire.

Le chenal de grande navigation

Entre 1834 et 1840, l’ingénieur Lemierre débute entre Nantes et Couëron l’endiguement généralisé de l’estuaire. Ses travaux consistent dans l’édification de digues longitudinales, discontinues et submersibles devant les principales passes du fleuve de manière à donner au chenal la plus grande quantité d’eau. Comme l’estuaire est sensible à la marée, le maximum d’eau doit être emmagasiné lors du flux pour être ensuite libéré au reflux et favoriser l’effet de chasse des vases et des sables. En réalité, les digues de l’ingénieur Lemierre accélèrent la constitution d’atterrissements et limitent donc l’effet de chasse et le curage du chenal. Dix ans plus tard, les ingénieurs proposent un nouveau dispositif de chenalisation constitué d’une double ligne quasi continue de digues, insubmersibles cette fois. Les seules brèches autorisées le sont pour la desserte des ports de l’estuaire.
Le projet est activement soutenu par le négoce et une partie des élites nantaises. Depuis un siècle, les commerçants se plaignent de l’ensablement du fleuve qui empêche les navires de haute mer de remonter l’estuaire jusqu’au port de Nantes. Cette situation oblige à une rupture de charge coûteuse à Paimboeuf, les marchandises devant être transbordées sur des bateaux à fond plat, les gabarres. Les négociants peuvent aussi compter sur les ingénieurs eux-mêmes pour lesquels un projet d’aménagement constitue une étape importante de la carrière ainsi que sur d’autres fractions des élites, les capacités. Au sein des sociétés savantes, et particulièrement de la Société académique, ainsi que dans les revues qu’ils dominent, ces diplômés se font forts d’expliquer tout l’intérêt que de tels aménagements procureraient à la ville. Si le consensus règne sur l’importance du projet, les modalités techniques divisent pourtant ces acteurs et les questions financières contribuent à ralentir toute exécution. En 1851, le maire de Nantes, l’avocat Évariste Colombel organise un débat à la mairie. Il réussit ainsi à engager les acteurs locaux derrière les ingénieurs Watier et Jégou. Leur avant-projet est présenté au Conseil Général des Ponts et Chaussées en mars 1851 qui n’accepte qu’en juin 1852 le début des travaux dans sa première partie, entre Nantes et Couëron, pour compléter ceux de Lemierre. Malgré cet accord, le projet traîne. En 1853, la Chambre de Commerce de Nantes s’impatiente. Elle publie un nouveau mémoire sur la nécessité de l’aménagement. Plus qu’un chenal, elle estime que seul un canal résoudrait définitivement la question de la navigation dans l’estuaire. Le Conseil municipal de Nantes réclame l’exécution immédiate des travaux d’amélioration tandis que le Cercle maritime exige qu’en attendant, “ on effectue dans le lit de la Loire le dragage des passes les plus mauvaises ”.
Leurs exigences de faire débloquer des fonds pèsent suffisamment pour obliger les autorités à prendre des mesures. Certes, il faut attendre 1859 pour que le projet Watier – Jégou soit repris et mis en œuvre par l’équipe Lechalas – Jégou, mais entre temps, des dragages sont bien effectués et leurs produits (sable et vase) sont déposés sur le littoral du fleuve, sur les plages basses et accessibles aux marées qui s’étendent devant les villages riverains. Ces travaux, dont on va voir qu’ils suscitent des plaintes nombreuses, sont justifiés par l’intérêt que constitue le chenal de grande navigation. C’est une constante tout au long des 19e et 20e siècles dans les propos des ingénieurs : le chenal répond à l’intérêt général et doit accaparer l’essentiel de leur temps et des budgets. De cette conception découle deux principes aux conséquences lourdes pour les ports riverains de l’estuaire. Il ne faut pas distraire la moindre goutte d’eau du chenal même pour alimenter les “ trous d’eau ” des riverains. Il ne faut pas distraire du budget d’entretien du chenal, déjà considéré comme insuffisant, la moindre somme pour draguer, curer ou aménager les “ faux bras ” ou les étiers. La rédaction des rapports d’ingénieurs est d’ailleurs significative. Les mots pour dire les travaux à effectuer reflètent l’échelle des valeurs qui différencient l’intérêt général du chenal de grande navigation avec l’intérêt local des ports de l’estuaire. Souvent il est souligné “ la faible importance ” de ces “ petits ports ”, cette dernière dénomination étant d’ailleurs la règle. Leur nombre même est sous-estimé. Ainsi, en 1855, François Watier énumère les 12 ports qui, à son avis, constitue les “ petits ports de la Basse-Loire ”. Il oublie Cordemais et Bouée sur la rive droite ainsi que Corsept sur la rive gauche. Quant à Saint-Jean-de-Boiseau, il n’y reconnaît qu’un port, celui de La Télindière, alors que pour les habitants de la commune, il en existe 3. Les étiers qui constituent l’essentiel de ces ports sont présentés de manière minimaliste comme dans cette lettre du Directeur général des Ponts et Chaussées à propos de l’étier de la Maison Verte à Corsept : “ MM. les ingénieurs exposent que cet étier est un ruisseau sans importance par lui-même ”. Pour ces “ petits ports ”, “ d’intérêt purement local ”, il n’existe pas de budget spécial. Le moindre travail imposé aux ingénieurs doit être exécuté sur le “ budget ordinaire ” et prend donc l’aspect d’un “ petit projet ” qu’il s’agit d’effectuer quand on en a le temps et les moyens, à moindre frais, de façon la plus rustique possible. Évoquant le port de Frossay, l’ingénieur Watier écrit en 1867, que si l’administration “ pouvait disposer d’un nouveau crédit, je proposerais d’affecter celui-ci au grand chenal plutôt qu’au chenal du Migron qui n’est que très secondaire ”.
Les travaux dans l’estuaire de la Loire sont donc d’abord le produit d’une logique urbaine, considérant la ville au cœur d’un espace à modeler et à reconstruire, permise par l’alliance de diverses catégories de la bourgeoisie nantaise favorables au développement et à la maîtrise d’un réseau de communication. Dans la deuxième moitié du 19e siècle, les projets dans l’estuaire rencontrent l’assentiment du pouvoir central, prudent, mais suffisamment engagé pour conférer au chenal une dimension nationale. La perspective maritime de Nantes tend ainsi à dénier toute importance aux ports de l’estuaire et à ne pas accorder une grande considération aux propos des acteurs locaux. Sauf quand cela les arrange, il n’existe pas de regard des élites nantaises sur la dimension transversale du fleuve.

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Image de l’estuaire en 1995

La situation difficile des petits ports

L’aménagement de l’estuaire ne peut pourtant totalement occulter l’existence des communautés rurales vivant et aménageant elles-mêmes leur espace de part et d’autre du fleuve. Ces communautés peuvent ainsi donner l’image d’un monde sacrifié – le terme est souvent utilisé dans les archives – tant il est vrai que pour certains ports, les travaux des ingénieurs ont eu un caractère fatal.
Sur plus de 30 km le long des rives du fleuve, une économie prospère s’est constituée à partir de l’exploitation de ces zones basses mais aussi de manière plus traditionnelle, sur les coteaux et la terre ferme du pays de Retz au sud ou dans les relations avec les bourgs situés sur le sillon de Bretagne (notamment Savenay) au nord. Les plaintes et réclamations adressées aux autorités administratives contre les conséquences des travaux des ingénieurs mettent en évidence les grandes lignes de cette économie. Ainsi le Conseil municipal de Saint-Jean-de-Boiseau explique que la commune peuplée de 4512 habitants a pour ressource principale l’agriculture. Ses habitants “ exploitent de nombreux prés à foin et à roseaux dans les îles de la Loire et transportent à Nantes ou en divers points de la rive plus de 40 000 quintaux métriques de foin, 10 000 quintaux métriques de roseaux et 100 000 paquets de six nattes pour les greniers des navires ; ce dernier produit entièrement fabriqué dans la commune y fait vivre un grand nombre de familles ”. Le Conseil municipal poursuit en évoquant l’exportation de vin et le mouvement de bateaux pendant les 2/3 de l’année, 200 embarcations de 5 à 9 tonneaux appartenant exclusivement aux habitants de Saint-Jean-de-Boiseau et qui  travaillent à partir des 3 ports de la commune. À Corsept, outre les foins et les blés, le maire et artiste Charles Le Roux insiste sur les quantités d’engrais et de chaux qui transitent par les étiers de la commune. Toutes les communes riveraines ont du foin, des récoltes ou des animaux à embarquer et débarquer. Une pétition de 40 habitants de Lavau énumère le trafic embarqué entre 1855 et 1859 : 532 000 hl de froment, 300 tonnes de foin, 185 tonnes de paille, 1440 têtes de bétail et évoque leurs ressources débarquées (vin, chaux, résine, bois, charbon). Le Conseil municipal de Bouée insiste sur l’augmentation des transports par le fleuve pour la commune. Non seulement les paysans doivent joindre les îles qu’ils exploitent, mais ils doivent fréquemment faire traverser “ des animaux destinés au commerce de la boucherie aux foires de la rive opposée ”.
Hommes, récoltes et bétail pratiquent le fleuve le plus souvent dans le sens de la traverse. De ce fait, la circulation est régulière et importante du début du printemps (retour des bêtes aux prés) à la fin de l’automne (embarquement des dernières récoltes) au point que les habitants de Frossay demandent en 1846 par pétition à l’administration de leur creuser un canal transversalement au fleuve, à travers les îles, entre leur port et celui de Cordemais. Les passages se font sur des toues, bateaux à voile et à fond plat, de petits canots pour la pêche, plus creux et plus volumineux pour le cabotage. Les 6 bacs affermés pour les passagers entre Nantes et Saint-Nazaire sont d’abord constitués d’une toue en chêne avec une charrière pour les bestiaux. En 1856, entre Couëron et Le Pellerin, les ingénieurs décrivent le bac comme une barge en fer ; une sur chaque rive assure une traversée plus ou moins régulière selon la demande et l’humeur du fermier chargé de l’opération. Les bacs ne sont que la partie officielle de l’incessant mouvement de traverse du fleuve. Chaque paysan propriétaire d’une parcelle sur les îles possède sa toue. Il navigue à la voile ou à l’aviron jusqu’à pénétrer la douve qui borde son pré. Le caboteur chargé de noir animal guette l’estacade qui lui permettra de décharger au plus près. Le pêcheur à la senne arpente les hauts fonds entre les îles. L’entraide permet aussi le passage d’une rive à l’autre des piétons trop éloignés d’un bac. Entre Nantes et Saint-Nazaire, la Loire est bruissante de toutes les activités d’un monde rural que le peintre Charles Le Roux, installé à Corsept, s’est attaché à restituer dans ses compositions de bords de fleuve.
On ne saurait négliger non plus le trafic axial entre les deux ports extrêmes. Les habitants de l’estuaire sont sensibles au service et à l’exactitude du vapeur qui fréquente quotidiennement les petits ports. Le moindre aléas occasionne une plainte voire une délibération du Conseil municipal. On mesure à travers l’éventail des professions accompagnant les signatures des pétitionnaires l’importance du lien nécessaire avec la grande ville. Le monde rural de l’estuaire refuse l’isolement et plaide régulièrement pour l’extension de ses communications. Longtemps la Loire constitue le moyen commode pour circuler dans tous les sens. Au milieu du 19e siècle, la prospérité de l’agriculture locale engage les communes à construire et à moderniser les voies routières d’accès au fleuve, accélérant encore les charrois et les transports fluviaux. Au bout de la route, on bâtit une chaussée, une cale, un quai ou une estacade sur l’étier qui sert de port. Alors qu’en 1857, les ingénieurs dénient l’importance du port du Migron à Frossay, en 1870, l’ingénieur ordinaire chargé d’étudier les demandes de la commune concède que le môle construit en 1858, d’abord d’une utilité locale, “ a exercé son attraction dans un rayon qui s’est agrandi rapidement si bien qu’on a été conduit à exécuter plusieurs chemins vicinaux spécialement destinés à y conduire les produits d’une contrée très étendue ”. Le maire de Corsept ne dit pas autre chose en 1859 quand il réclame des travaux dans l’étier de la Maison Verte qui feront des économies de kilomètres de charrettes aux cultivateurs des communes de Corsept, de Saint-Père-en-Retz, de Saint-Viaud et de Saint-Brévin.
Cette dimension transversale du fleuve, les riverains ne cessent de l’affirmer dans les travaux des jours et de la clamer dans les pétitions qu’ils envoient aux diverses autorités. Finalement, c’est sur l’évaluation de ces activités que les divergences sont fortes entre les ingénieurs et les communautés rurales de l’estuaire. Pour les premiers, l’intérêt général réside dans le chenal de grande navigation et ils ne considèrent les petits ports qu’au travers de l’intérêt local. Toute autre est la représentation de leur monde pour les communes concernées. Leur commerce, le trafic de leurs étiers, leurs ports et l’argent qu’ils consentent à y investir constituent des valeurs importantes. Les termes “ important ” ou “ considérable ” qui servent souvent dans les caractérisations ne sont pas des formules rhétoriques. Ils manifestent la volonté de survie d’un monde que la grande ville n’hésite pas à sacrifier.
En effet, dès les années 1840, les premières conséquences des travaux de l’ingénieur Lemierre sont sensibles. Quand, au début des années 1850, on annonce de nouvelles constructions de digues, il ne subsiste aucune illusion. À Rouans, le syndicat de marais pense que “ l’endiguement de la Loire va ruiner la navigation dans le canal (de Buzay) et annuler le dessèchement ”. Saint-Jean-de-Boiseau est une commune menacée par les travaux, écrit son maire en 1860. Après cette date, les plaintes et réclamations des habitants de l’estuaire se multiplient. Plusieurs catégories sont touchées : les pêcheurs, les mariniers, les exploitants agricoles de fond de marais, et même dans certains cas, ceux des îles, enfin, les utilisateurs des bacs et vapeurs et les industriels.
L’envasement provoqué par  les digues longitudinales a des conséquences rapides sur la pêche. En 1861 et 1863, les pêcheurs de Chantenay et Bouguenais, immédiatement en aval de Nantes, envoient des pétitions soutenues par le maire de Chantenay. Leurs baillées (plages) habituellement praticables pour la pêche à la senne ne sont plus que des vasières. En 1863 et dans les années suivantes, les habitants de Couëron considèrent que la digue a ruiné le Port-Launay. La verrerie n’est plus accessible qu’aux barques à fond plat, l’envasement a généré un “ immense lac de boue insalubre ”. En 1864, les gens de Chantenay et de Bouguenais affirment que les nouvelles digues “ ne laissent aux bateaux riverains que deux passages périlleux par les courants ”. En 1866, 190 habitants de Saint-Jean-de-Boiseau écrivent au préfet pour rapporter “ les résultats fâcheux qu’ont eu pour eux les travaux d’endiguement de la Basse-Loire ”. “ Les ports sont presque devenus inabordables ”. Les conséquences sont aussi visibles dans les ports situés en aval des digues de Lechalas et Jégou construites entre 1859 et 1865. Ainsi, à Bouée, la chaussée du port de Rohars date de 1861 ; en 1866, elle est déjà prise dans les vases. À Lavau, le môle qui sert de point d’embarquement est dans la même situation. Ces ports doivent réclamer et attendre des travaux supplémentaires, allongement de la cale et curage de l’étier.
En 1872, une pétition des maires du canton de Savenay explique la perte de temps quotidienne à cause de l’envasement de Lavau. “ Les marins sont obligés d’attendre la haute mer. Les voyageurs, la douane, les pêcheurs ont mille peines à mettre pied à terre ”. Des travaux entrepris la même année améliorent provisoirement la situation. Les maires voudraient des curages réguliers ; les ingénieurs s’en occupent tous les 10 ou 15 ans. En 1909, le constat est amer : “ 20 ans d’alluvions ont exhaussé la côte et amené le prolongement de l’étier en Loire de façon très sensible ”. Dix ans encore et les ingénieurs reconnaissent “ la situation lamentable du port et de l’étier de Lavau ”. La chenalisation a tué le port de Lavau situé aujourd’hui à 2 km du fleuve. Couëron s’est développée en tournant le dos au fleuve. Pourtant, d’un bout à l’autre de l’estuaire, les riverains ne renoncent pas à réclamer des travaux pour continuer à exploiter leurs ports. Corsept obtient d’approfondir son étier en 1881, mais en 1892, il est à nouveau comblé. À Cordemais, l’envasement est régulier et des dépôts de sable provenant des dragages de la Loire obstruent complètement l’entrée du port.
Dans les marais, les difficultés pour assurer l’irrigation et le dessèchement s’accroissent jusqu’à la Première Guerre mondiale. Le dragage de la section intermédiaire du chenal provoque des afflux de sable que les ingénieurs déposent sur les rives, dans les “ fosses ”, les “ faux-bras ”, multipliant les plaintes des communes et des syndicats de marais. En 1893, celui de Saint-Étienne-de-Montluc et de Couëron fait ses comptes. Avant 1830, le budget du syndicat d’élevait en moyenne à 1500 F/an. Après cette date, pour contrer les effets des travaux, il s’est régulièrement élevé, d’abord jusqu’en 1838, à 3500 F, puis en 1870, à 5250 F, et depuis 1883, avec les dépôts de sable, il est de 6250 F.
D’une manière générale, les travaux de chenalisation ont entraîné des frais importants pour les communes, par la construction et l’entretien des étiers et des équipements. Ces dépenses n’ont pas empêché la mort lente des petits ports de l’estuaire. L’envasement, l’éloignement progressif du fleuve sur la rive nord ont eu raison de leurs activités commerciales et de l’important mouvement entre les deux rives. La dimension transversale du fleuve n’a pourtant pas disparu. Les tableaux d’Edmond Bertreux, représentant les paysans traversant le fleuve sur leurs toues, peuvent en témoigner jusqu’aux années 1950, de même que la persistance des deux bacs entre Indret et Basse-Indre d’une part et Couëron et Le Pellerin d’autre part. Alors qu’il n’existe de pont qu’à chaque extrémité de l’estuaire, les riverains tiennent à leurs bacs (1 million de piétons et 450 mille véhicules les empruntent encore aujourd’hui). Il nous reste alors à comprendre comment cette dégradation de l’environnement des communes de l’estuaire a été rendue possible.

Un monde divisé par des intérêts divergents

Dans l’estuaire, l’eau est l’affaire des syndicats de marais (26 syndicats existent en Loire-Inférieure en 1878). Ce sont des regroupements de propriétaires cotisant pour faire des travaux, entretenir des ouvrages (de l’écluse à la simple vanne et de l’étier à la douve) dans le but d’assurer le dessèchement ou l’irrigation selon les besoins. Du fait de la disposition inégale des terres, l’équilibre est difficile entre les propriétaires des fonds de marais et ceux qui possèdent des terres au plus près du fleuve. Les premiers veulent dessécher plus longtemps, les seconds entendent mouiller plus tôt. Le premier type de conflit est centré sur le maniement des écluses, l’ouverture ou la fermeture des vannes. Dans certains marais, les distances à parcourir ont généré une économie marinière. C’est le cas de Buzay. Cependant, dès les beaux jours, les agriculteurs veulent voir descendre très vite le niveau d’eau dans le marais tandis que les mariniers veulent au contraire le maintenir suffisamment haut dans les étiers pour la navigation. La régulation difficile consiste en un accord sur la hauteur de l’eau au centimètre près qui ne satisfait personne et est souvent rompu par des manipulations intempestives de vannes. Cependant, le type de conflit le plus diviseur pour les communes de l’estuaire réside dans la diversité des positions vis-à-vis des travaux d’aménagement.
Une série de réclamations provenant de la commune de Saint-Jean-de-Boiseau nous permet de mesurer les antagonismes locaux face aux projets des ingénieurs. Dès 1856, au moment de la construction des digues face à la commune, le maire, un agriculteur, appuie une demande de construction d’un port devant le village de la Télindière. Les ingénieurs estiment qu’il n’y a pas d’urgence car la digue va d’abord modifier la situation de la commune par rapport au fleuve. En 1860, le Conseil municipal demande une ouverture substantielle dans la digue pour laisser entrer l’eau et permettre la navigation jusqu’aux ports de la commune. Les ingénieurs acceptent une ouverture de 125 mètres mais les effets de l’endiguement se font déjà sentir. En arrière des digues, de nouvelles vasières sont prêtes à être aliénées par l’État et plantées en roseaux. Le maire fait une dernière proposition de “ jetée de pierres ” qui vise à sauver son port. Cette situation révèle le conflit. Trois jours plus tard, le préfet reçoit une missive de M. Rochefort, propriétaire, représentant les intérêts de la Comtesse de Martel, “ et même ceux de 10 villages de la commune ”. Cette faction s’indigne des propositions du maire, exige qu’aucun changement ne soit fait au plan des ingénieurs et demande la concession des terrains à aliéner.
L’aménagement du chenal de navigation a une conséquence essentielle : le rétrécissement du lit de la Loire de quelques centaines de mètres à plusieurs kilomètres fait émerger des quantités considérables de terre dont la rentabilité est assurée en quelques années. Ces terres alluviales sont mises en fermage puis vendues aux propriétaires riverains qui anticipent souvent les volontés des ingénieurs. Le début des années 1870 voit ainsi une frénésie spéculative et une hausse du prix des fermages et des ventes. Cette situation est encouragée par les ingénieurs car elle permet de montrer l’utilité de leur projet pour l’agriculture et elle apporte des ressources à l’État, principal financier du chenal. Dans les communes riveraines du fleuve, l’appétit de terres nouvelles, et de surcroît, fertiles, suscite des rivalités en fonction des intérêts particuliers des acteurs, c’est-à-dire de l’emplacement de leurs terrains et celui des travaux d’endiguement. Les propriétaires, anciens nobles, négociants ou bourgeois nantais, mais le plus souvent simple paysan de la commune ou de la localité voisine, s’accommodent bien de l’endiguement quand il augmente leur patrimoine.
La gestion de l’eau et la spéculation dans l’estuaire empêchent les communautés de présenter un front uni. Face aux projets des ingénieurs qui représentent la logique technique au service des intérêts de la ville de Nantes, le monde de l’estuaire apparaît comme désuni, sans projet cohérent pour renforcer la dimension transversale du fleuve. Cependant, malgré les conflits et les demandes contradictoires, l’aménagement du chenal de navigation ne se traduit pas par un abandon total des petits ports. On constate en effet que, dans la période qui va de 1850 à la Première Guerre mondiale, des travaux sont entrepris qui répondent partiellement et avec retard aux vœux pressants des communes. Il existe plusieurs raisons à l’existence de ces améliorations.
Du côté des ingénieurs, nous l’avons vu, l’entretien des petits ports est un aspect mineur de leur activité. Il y a pourtant un type de construction que les ingénieurs acceptent avec une certaine diligence, ce sont les travaux qui exigent des remblaiements. Un rapport d’ingénieur de 1855 nous indique la règle que les Ponts et Chaussées se proposent d’appliquer : “ Les ouvrages que nous proposons d’effectuer sont la conséquence des dragages nécessaires pour entretenir sur les passes la profondeur d’eau exigée par la navigation ”. Watier poursuit : “ On a profité de l’occasion qui se présentait pour créer devant les villages des quais et des cales qui sont d’une grande utilité et qui n’entraînent l’État pour ainsi dire dans aucune dépense spéciale ”. On comprend ainsi les raisons des travaux acceptés. Ces derniers doivent utiliser les produits de dragages. Cela ne correspond pas toujours à la volonté des communes. En 1859, celle de Lavau demande un quai le long de son étier perpendiculaire au fleuve. Les ingénieurs en proposent un dans l’axe du fleuve, construit par renforcement de la digue qu’ils élèvent. La commune refuse ; elle devra patienter 12 ans pour la réalisation de son projet. Comme l’indique le maire de Couëron en 1871 à propos de la construction d’une chaussée de débarquement, “ les ingénieurs mettent de la mauvaise volonté dans l’exécution des travaux dont il s’agit, cela est hors de doute ”. Le préfet se charge alors de rappeler aux ingénieurs que les travaux promis étant “ insignifiants ”, il devient urgent de les effectuer. On voit alors que la relation politique est une condition importante pour faire émerger une demande même si les acteurs ne disposent pas de ressources identiques.
Organisées dans des structures reconnues et influentes, profitant de réseaux d’affaires ou de sociabilité qui les amènent aux portes des bureaux parisiens, les élites urbaines s’adressent directement au pouvoir central. Ces élites existent aussi comme propriétaires fonciers des vastes étendues herbagères de l’estuaire. Elles spéculent aussi sur les conséquences des endiguements qui contribuent à la fois au chenal et à leur patrimoine personnel. Ces propriétaires sont largement représentés au Conseil Général de Loire-Inférieure. Cette instance politique s’est bien donné comme une priorité de favoriser les relations entre les deux rives du fleuve en dirigeant vers les ports de l’estuaire de “ nouvelles routes afin de faciliter l’exportation des produits du pays ”, relayant ainsi les vœux des communes. Cependant, on constate dans les comptes-rendus de ses délibérations que le Conseil Général ne va nullement à l’encontre du projet de chenalisation mais qu’il se contente de hiérarchiser les demandes de travaux, le plus souvent à la suite d’une expertise des ingénieurs eux-mêmes.
Dans cette situation, l’accès au pouvoir des élus locaux est essentiel. Cependant, pris entre leurs intérêts personnels, leurs fonctions et leurs carrières politiques, ces petits notables sont souvent dans l’incapacité de lutter efficacement contre les conséquences néfastes de l’endiguement pour leurs communes. Leurs relais sont faibles. Au Conseil d’arrondissement, ils réussissent à fédérer les intérêts des communes concernées par le trafic sur leur étier, ils sont aussi assurés du soutien du sous-préfet, mais leurs vœux franchissent difficilement les échelons supérieurs. Le Conseil général et la Préfecture les entendent, respectent leurs arguments mais cela ne suffit pas pour peser contre la notion d’intérêt général défendue à propos du chenal.
Cette situation avantage les ingénieurs des Ponts et Chaussées. Ils doivent d’abord surmonter leurs désaccords techniques, justifier de la faisabilité de leurs travaux auprès des commanditaires et du Conseil Général des Ponts et Chaussées qui fournit un avis au ministre des Travaux Publics. Il leur faut ensuite rechercher au niveau local de multiples possibilités d’arrangement avec les différents acteurs. Les mises en fermage et les aliénations de vasières gagnées sur le fleuve constituent la matière des compromis réalisés sur le terrain. Ce sont des accords rendus possibles par l’intérêt des propriétaires, grands et petits, qui leur donnent la possibilité de mécontenter d’autres fractions de riverains du fleuve. En d’autres termes, par leur maîtrise d’une partie du foncier dans l’estuaire de la Loire, les ingénieurs ont les ressources juridiques et économiques, mais aussi les moyens de neutraliser le politique pour réaliser des travaux qui entraînent le sacrifice des petits ports.

On mesure ainsi comment des fractions de la société, en l’occurrence de la ville, ont pu imposer à d’autres catégories des travaux modifiant considérablement leur environnement, les obligeant à dépenser de l’argent pour tenter de contrer leurs effets et les contraignant finalement à s’adapter à leurs nouvelles conditions. Les moyens utilisés sont essentiellement la maîtrise de l’intérêt général et l’existence d’un corps d’ingénieurs intéressés au développement de projets. Cependant la soumission des communautés de l’estuaire trouve sa cause dans leur incapacité à présenter un front uni, la spéculation sur les atterrissements rendant impossible toute démarche cohérente. En définitive, la dimension axiale du fleuve s’est établie au détriment de la dimension transversale, c’est-à-dire de l’identité du cœur de l’estuaire.

Les sources de cet articles proviennent de la série S des Archives départementales de Loire-Atlantique (essentiellement 509S et 1732S).

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