De la longue histoire (1770 – 1853) du conflit entre la Compagnie De Bray et les communautés locales de la Brière, nous n’étudions ici qu’un moment, entre 1817 et 1821, avec un objectif particulier, celui de comprendre les raisons et les formes différentes de la résistance au projet d’aménagement du marais.
Refusant de considérer les communautés locales comme homogènes dans leurs déterminations et leurs réactions, nous serons attentifs à la différenciation des acteurs et des temporalités qui règlent et caractérisent le conflit (1). Dans une première partie, nous présenterons le conflit des années 1817-1821 dans la longue durée du dessèchement. Une seconde partie sera consacrée à la tentative des notables locaux de se constituer en interlocuteurs des pouvoirs publics et à préserver les intérêts de leurs communautés. Leur échec laissant cours à la révolte populaire, la troisième partie étudiera l’entrée des villageois dans l’action et la manière dont un micro-conflit à l’intérieur du conflit briéron nous permet d’entrevoir les faiblesses de la communauté villageoise et, finalement, de comprendre son échec face à la compagnie De Bray.

1 – Le progrès bouscule le local

À partir du milieu du XVIIIe siècle, des initiatives multiples d’inspiration physiocratique sont prises par des propriétaires et des entrepreneurs dans les zones humides et les marais qui bordent la Loire en aval de Nantes (2). Dans la Brière, les heurts qui se produisent au début de la Restauration sont la résurgence d’un conflit plus ancien, qui a opposé, dès les années 1770, ces aménageurs aux communautés locales.

11 – L’aménagement des zones humides dans l’estuaire de la Loire

On connaît bien dans un estuaire riche en zones humides les différentes formes d’aménagement pratiquées par les hommes pour l’agriculture ou la navigation. Les travaux d’aménagement sont nombreux depuis le Moyen-Âge (autour des abbayes, à Buzay notamment), le long des cours d’eau affluents de la Loire (Acheneau et Tenu), dans les îles de Loire.
En Brière, les aménagements sont fréquents bien avant le XIXe siècle, en bordure du marais, sous la forme de drainages partiels, de creusement de fossés et de douves permettant l’égouttement des prés au printemps et leur mouillage en été. Au fil du temps, la rive s’est avancée lentement dans le marais.

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Carte extraite de Emmanuelle Dutertre, Le dessèchement du marais de Donges, 1998

Ces travaux sont le fait d’initiatives individuelles qui s’accélèrent dès le début du XVIIIe siècle. Les surfaces des parcelles aménagées augmentent. Le long des rives, les travaux parviennent à gagner une centaine de mètres sur le marais. Les modalités changent au cours du XVIIIe siècle, la transformation s’effectue par le biais d’afféagements qui se multiplient vers 1770. À côté des grands seigneurs, bénéficiaires habituels des concessions, on voit apparaître des habitants de Donges, petits exploitants agricoles, agissant pour leur compte individuel mais dans quelques cas, en association (cas de petits marais quasi fermés). C’est le moment choisi par une compagnie à vocation capitaliste, la Compagnie De Bray, pour se proposer de dessécher une vaste étendue de marais. L’acte d’afféagement entre le vicomte de Donges, le seigneur de Besné et la Compagnie est signé en 1771.
L’affaire débute vraiment en 1774 par l’Arrêt du Conseil d’Etat qui autorise le dessèchement et rencontre tout de suite la résistance des communautés rurales. Une longue bataille judiciaire s’engage et au bout de dix ans de procédures, les habitants obtiennent un nouvel arrêt du Conseil d’Etat qui exclut le dessèchement de la Grande Brière Mottière. Les opérations de dessèchement sont suspendues et la période révolutionnaire n’incite pas à la reprise des grands travaux.

12 – Nouvelle offensive de la Compagnie De Bray

La loi du 16 septembre 1807 relance l’idée du dessèchement des zones humides. Le conseil municipal de Donges propose en 1809 d’organiser un dessèchement sur la commune. Ce qui nous indique que le dessèchement du marais n’est pas, en soi, une question taboue, et que les gens de Donges entendent l’entreprendre eux-mêmes. Or, en 1812, la compagnie De Bray est reconstituée, sous la responsabilité de l’entrepreneur Jacques Martin. La trentaine d’actionnaires est composée pour moitié de nobles et de gros négociants nantais et pour l’autre de propriétaires, de quelques entrepreneurs, notaires et un médecin. Parmi ces derniers, quelques uns sont membres de la Société académique de Nantes, et spécialement de sa commission d’agriculture. C’est dire que la notion de progrès de l’agriculture et d’accroissement des richesses est au cœur de l’argumentaire développé par la compagnie. Pourtant, une nouvelle fois, l’initiative trouve en face d’elle un front massif d’opposants.
En juillet 1817, la compagnie obtient l’ordonnance de concession qui reprend pour l’essentiel les modalités de 1776. L’article 1 stipule que « la compagnie de Bray est autorisée à dessécher les marais connus génériquement sous le nom de Marais de Donges ». L’article 4 détaille la nature des terres et l’étendue du dessèchement envisagé. Sont écartés les marais situés à l’ouest de Saint-Joachim, c’est-à-dire la Grande Brière Mottière et les marais gardis, c’est-à-dire ceux déjà entourés de douves.
Voilà le premier problème : les communes concernées estiment que les dessécheurs découpent artificiellement la Brière en deux morceaux, avec la Grande Brière Mottière d’un côté et une entité qu’ils dénomment marais de Donges de l’autre. Ils soutiennent que cette partie du marais est de même nature que la Grande Brière Mottière (sols et sous-sol) et qu’il s’agit donc d’un artifice pour contourner l’arrêt du Conseil d’Etat de 1784. C’est la base de la bataille juridique qui commence et qui n’est qu’une partie de la résistance des communautés.

13 – La résistance des communautés paysannes

La bataille du dessèchement dure en fait plus de trente ans. Nous nous intéressons ici à la première partie du mouvement, entre 1817 et 1821, mais le conflit, jalonné d’incidents nécessitant l’envoi des gendarmes ou de la troupe, se prolonge jusqu’en 1853. À cette date, l’empereur Napoléon III offre 131000 francs pour solder les redevances dues par les plus pauvres des Briérons dont les terres ont profité du dessèchement. Que se passe t-il donc entre 1817 et 1821 ?
Après l’ordonnance de 1817, le préfet est chargé de permettre à la compagnie de réaliser ses travaux. Ceux-ci sont supervisés par Plantier, un ingénieur des Ponts-et-Chaussées. On voit qu’il soutient totalement la compagnie et se passionne pour le projet. Cela le conduit souvent à appuyer les demandes de la compagnie auprès de Rapatel, son ingénieur en chef, et du préfet pour débloquer les situations. Son attitude est très différente de celle de Rapatel, davantage soucieux des procédures et du respect des modalités prévues par la loi. L’ingénieur en chef y voit le gage du calme dans le marais.
En réalité, toute présence de représentants de la compagnie dans le marais envenime la situation. Les arpenteurs qui mesurent les parcelles et enquêtent sur les propriétés, les experts qui classent les terrains en fonction de leur valeur supposée et surtout les ouvriers sont les cibles de petits groupes issus des communautés qui entourent le marais et vivent de son exploitation. Agressions verbales, molestations et, on le verra, actes de sabotage, se multiplient.
En juillet 1821, l’agitation est à son comble dans ce que la compagnie des dessécheurs nomme le marais de Donges, c’est-à-dire le réseau des zones basses et marécageuses du triangle Besné, Donges, Saint-Joachim. Le 31 juillet, plusieurs centaines de personnes, venues de ces communes, convergent vers les chantiers de la compagnie de Bray. Selon le contremaître et la gendarmerie, sur les 600 émeutiers, une centaine est armée de fusils et les autres possèdent souvent une fourche ou un bâton. Des ouvriers encerclés par la foule sont rossés mais les blessés le sont superficiellement et en petit nombre.
Quelques protagonistes sont recherchés et arrêtés mais l’affaire met suffisamment en émoi les autorités publiques pour que la troupe soit appelée à séjourner dans le marais. Elle préfère d’ailleurs « la paille de la grange du presbytère de Besné plutôt que d’habiter les demeures étouffées et malpropres des paysans » écrit le sous-préfet de Savenay. Elle n’est pas non plus tranquille face à ces immenses étendues d’eau et au contact de ces populations à la mauvaise réputation.
D’ailleurs la présence des soldats n’empêche pas les actes de malveillance de se poursuivre.
Malgré tout, les travaux reprennent, notamment le creusement des étiers et la construction des écluses destinées à réguler les entrées et sorties d’eau.
Les émeutes suivantes auront lieu en 1831 au moment du partage des terres asséchées et de leur clôture par les nouveaux propriétaires. Elles se reproduiront plusieurs années de suite au moment de l’été et le général de Larralde, chargé des opérations de sécurité publique dans le département de Loire-Inférieure, ne pourra pas s’empêcher de faire la comparaison avec les désordres légitimistes au sud de la Loire : « on a beaucoup parlé des chouans et de la Vendée, ceci n’est pas moins grave ».
La proximité des situations marquées par l’usage du terrain et des formes d’action ne doit cependant pas masquer la réalité des émeutes briéronnes. Pour les comprendre, il convient d’observer avec attention les prémisses, c’est-à-dire la manière dont les différents acteurs sont entrés dans le conflit.

2 – Les « réclamations convenables »

Cette expression renvoie à la manière dont une fraction des communautés locales est entrée dans le conflit avec la compagnie De Bray, et plus largement avec un projet soutenu par les représentants de l’État. De fait, elle est la traduction de la marge de manœuvre possible pour cette fraction que nous pouvons assimiler aux notables locaux. Entre discours du refus et usage des moyens légaux d’opposition, ces notables tentent de construire dans l’espace public local marqué par l’organisation administrative du début du XIXe siècle un cadre politique d’intervention et de contrôle de l’ensemble des communautés locales.

21 – La mobilisation des notables locaux

Dès 1818 la mobilisation s’organise autour de pétitions et de mémoires destinés à expliquer la position des communes. Selon la taille de ces celles-ci, de 15 à 50 personnes signent les documents : le maire, son adjoint, le curé ou le desservant, parfois le notaire ou le juge de paix et des habitants, propriétaires de parcelles de marais sachant lire et signer. Ce sont donc les notables locaux qui prennent l’initiative, rejoints par la fraction lettrée de la population. Les maires, nommés par le préfet, sont normalement peu enclins à résister aux pressions  et aux exigences de l’autorité administrative mais la question du dessèchement les oblige à prendre position.
Selon leur tempérament, leur manière de penser leurs relations au pouvoir et la pression de leurs administrés, leur attitude est variable. Il faut une position sociale doublée d’une forte personnalité pour oser résister frontalement au sous-préfet.
C’est le cas de François Espivent, le maire de Prinquiau – en fait, Espivent de la Villeguevray, ancien seigneur du lieu, opposant au dessèchement dès 1774 – qui se sent suffisamment fort pour refuser de rendre publique l’ordonnance du 2 juillet 1817 et les instructions du sous-préfet parce qu’il prétend qu’elles sont contraires à l’intérêt de ses administrés. Il semble bien que cette attitude d’opposition frontale ne soit pas isolée car le sous-préfet de Savenay note avec regret que « les grands propriétaires et des maires même partagent et fortifient les opinions d’opposition » (3) et est obligé de demander par écrit des comptes à chacun des maires concernés. Ces derniers finissent par s’exécuter. Craignant des troubles, ils ont fait, comme à Saint-Joachim, l’affichage de placards tout en demandant au curé d’inciter dans son prône la population à rester tranquille.
Néanmoins, au cœur des événements, certains maires n’hésitent pas à braver les règlements. Ainsi le conseil municipal se réunit-il de nuit à Saint-Joachim en août 1818. « Illégal et séditieux », écrit le procureur. Il recommande au préfet de prendre des mesures répressives ce que le représentant du ministre se garde bien de faire, sachant qu’il faudra bien composer rapidement.
Pendant l’été 1820 et 1821, les maires sont davantage indociles. Quand les esprits s’échauffent, ils refusent d’accompagner les ouvriers de la compagnie De Bray sur les chantiers ou les gendarmes à travers les marais pour contrer les opérations de tourbage. Menacés par les habitants, les gardes-champêtres restent également chez eux. Surtout, les maires refusent de prendre des mesures de police contre leurs administrés dénoncés par la compagnie. C’est le cas de Pierre Vince, le maire de Saint-Joachim. Pris entre ses habitants frondeurs et le sous-préfet, il se dégage des réclamations de Jacques Martin, l’agent de la compagnie De Bray par la mauvaise foi et l’ironie : « N’ayant connaissance d’aucune excavation dans les environs pour enlever des terres, j’ai jugé que Monsieur Martin voulait parler des tourbes qui ont été coupées par les riverains ainsi que (c’est) l’usage dans les parties de Brière au levant de cette commune… » Il ajoute qu’il a conseillé à ses administrés d’aller plutôt dans la partie occidentale de la commune – c’est-à-dire en Grande Brière Mottière – mais comme ils manquent de bateaux et qu’il est impossible d’y aller en charrette, il conclut qu’il ne lui « appartient pas de les y troubler, ce grand territoire ayant toujours été commun à tous les riverains »(4).
Quelques maires, comme celui de Pontchâteau, refusent pourtant de signer les pétitions, ainsi que la plupart des notaires ou fonctionnaires nécessairement prudents. Il en est pourtant un qui s’expose particulièrement. Dès le début du conflit, le juge de paix de Saint-Nazaire, Pavin, multiplie les initiatives et apparaît avec le maire de Prinquiau, François Espivent, comme un véritable acteur de la mobilisation des notables locaux. Il semble à l’origine des pétitions qui circulent de commune en commune. Une lettre du maire de Pontchâteau nous décrit l’animation du moment et explique son rôle. « Monsieur Pavin, juge de paix à Saint-Nazaire est venu à Pontchâteau chez Monsieur Dubourg, curé et chez Monsieur Pelée de Quéral, juge de paix du canton de Pontchâteau où il a obtenu leurs signatures contre le dessèchement du Marais dis de Donges. Puis il s’est rendu chez Monsieur Blanchard maire de Pontchâteau (qui a refusé)… Monsieur Blanchard a fait rassembler le conseil municipal qui se sont refusé à signer, un grand nombre d’habitants remplissant la Chambre commune et même les escaliers. Monsieur le curé de Crossac était au rez-de-chaussée du logement de Monsieur le maire de Pontchâteau qui faisait signer tous les habitants lettrés. Quand Monsieur Pavin a vu que le maire et le conseil municipal n’ont pas voulu signer, il s’est transporté à Besné, là plusieurs habitants de Pontchâteau s’y sont rendus et ont signé »(5).
Le juge de paix de Saint-Nazaire a donc effectué la tournée des communes du marais, sans doute en plusieurs jours, pour tenter de faire signer les notables locaux. Lui-même se présente comme procurateur des habitants et il est sans doute à l’origine des textes qui circulent. Pavin s’expose d’ailleurs en participant à des réunions publiques d’opposants au projet de dessèchement, obligeant le préfet à se renseigner sur son compte. Fut-il rassuré par la réponse du procureur estimant « Monsieur Pavin très recommandable », précisant même « qu’il serait le premier à concourir à la répression des délits d’opposition illégale » (6) ? Cela nous montre à tout le moins la posture délicate dans laquelle se trouvent ces notables, refusant le désordre social mais forcés de se mobiliser pour éviter l’engagement plus difficilement contrôlable de franges plus larges de leurs communautés.
Il reste à comprendre les raisons qui poussent ces notables locaux à entrer en opposition face au sous-préfet de Savenay et au préfet de la Loire-Inférieure.

22 – Les raisons de leur mobilisation

Ce qui frappe dans ce conflit, c’est d’abord l’écart béant entre les représentations des dessécheurs et celles des communautés. Fondamentalement, il oppose deux visions opposées du marais, celle des Briérons, qui voient leur terre saine et pourvoyeuse de leurs richesse, et celle des entrepreneurs, qui considère le marais comme insalubre et inculte. Ce conflit de représentations mérite en lui-même une étude (7). Néanmoins il est difficile de penser qu’au sein des communautés, et particulièrement parmi les notables, il se soit trouvé si peu de monde pour croire les promesses de la compagnie De Bray : pas de partage des marais gardis, des communications plus courtes, une exploitation des mottes sans détruire les pâturages, un transport plus facile grâce aux nouveaux canaux, des récoltes de roseaux et de rouches de meilleure qualité, du travail et de l’argent pour la classe indigente, une augmentation de la valeur des terrains limitrophes (8). Les partisans du dessèchement voyaient dans ces réalisations la promesse d’un progrès sans précédent, la possibilité pour les Briérons de sortir de leur archaïsme et d’accéder à l’aisance, ainsi que cela avait pu se réaliser dans un certain nombre de marais, notamment sur la rive sud de la Loire. Seulement les Briérons entendaient mener l’opération à leur propre compte, comme en témoigne la délibération du conseil municipal de Donges en 1809, pour en retirer l’ensemble des profits. Donges souhaite effectuer un dessèchement, mais surpris par la reconstitution de la compagnie De Bray, la commune fournira le plus d’opposants au projet.
Ce sont les propriétaires qui réagissent en premier. Ils sont directement concernés par l’ordonnance royale prévoyant le classement des parcelles. C’est à eux que la compagnie De Bray s’adresse. Pour comprendre leur point de vue, il faut lire leurs pétitions et les mémoires qui le défendent. Toute l’argumentation reprend les thèmes des procès de 1774 – 1784. Le marais de Donges n’existe pas et il n’y a qu’une seule Brière, tourbeuse, qui appartient à ses habitants en vertu des Lettres patentes de 1461. Mais ce qui dérange encore plus les propriétaires, c’est que la compagnie englobe dans son projet toutes les parcelles lentement dégagées du marais commun et qu’ils devront partager par moitié au lendemain des travaux, ou bien pour lesquelles ils devront indemniser la compagnie en fonction de la plus-value réalisée grâce aux travaux. C’est ici la principale motivation de la mobilisation des propriétaires. Ceux qui connaissent le marais et leurs hommes ne s’y trompent pas. C’est l’avis de Jean-Marie Hoëo Boisjumel, ancien avoué à Nantes, pour qui tout le conflit tient dans le refus de payer les plus-values (9).
Cette condition des plus-values est insupportable pour les propriétaires du marais. Ils refusent une opération privée, même si son caractère d’utilité publique est reconnu par la loi de 1817, qui a pour conséquence de les déposséder. La situation s’aggrave à l’été 1819 quand, conformément à la loi, des experts effectuent un classement des terres en fonction de leur valeur. Mal reçus par les communes et menacés dans les villages, Demolon, géomètre à Nantes, et Plantier, ingénieur des Ponts-et-Chaussées, effectuent un classement des terres qui est ensuite systématiquement contesté par les propriétaires. Début 1820, une seconde série de pétitions oblige l’administration à accepter la révision du classement dans le sens voulu par les pétitionnaires mais le contentieux demeure car globalement, les propriétaires estiment que leurs terres sont sous-évaluées.
L’autre raison qui pousse les notables à refuser le dessèchement est la crainte du bouleversement social, économique et politique qui risque d’accompagner la fin des opérations. L’intention de la compagnie De Bray est en effet de céder à de nouveaux propriétaires les vastes surfaces desséchées et rendues à l’agriculture. L’arrivée sur les communes du marais de ces nouveaux propriétaires, urbains pour la plupart, considérés comme des spéculateurs fonciers, est anticipée par les notables. Par leur puissance financière et la taille de leurs exploitations, ces futurs propriétaires constituent des rivaux politiques. La mise en place de la commission spéciale chargée du contentieux dans le classement des terres à dessécher constituent pour les communautés locales un avertissement. Ainsi que le précise les pétitions qui circulent en 1821 dans au moins sept communes du marais, les habitants se sentent dépossédés des décisions, ils « n’ont aucune connaissance de l’organisation de la commission » et ses « membres n’ont aucune relation dans le pays ni connaissance locale »(10). On y trouve en effet de grands propriétaires domiciliés à Nantes et des membres de la bourgeoisie des capacités en extension, avocats, notaire et architectes. Tous apparaissent plutôt liés au milieu de la compagnie De Bray, même si formellement ils n’en sont pas actionnaires, mais socialement, il s’agit bien du même monde, extérieur aux communautés briéronnes et peu sensibles à leur argumentation.
Pour les notables locaux, l’opération de la compagnie De Bray constitue l’irruption massive de propriétaires urbains et une perte de pouvoir sur leurs communautés. Pour faire face à cette déstabilisation, ils font usage de toutes les possibilités légales d’opposition.

23 – Les cadres légaux du débat

C’est par l’usage des ressources de la monarchie constitutionnelle que les notables locaux vont engager leurs communautés dans le débat et tenter de faire contrepoids à la compagnie De Bray. Outre les délibérations du conseil municipal et les pressions à l’échelon départemental, le droit de pétition et l’exercice du mémoire destiné à l’exécutif ou au judiciaire constituent des moyens efficaces de mobiliser l’opinion.
Le conseil municipal est en effet l’échelon le plus en prise avec les communautés locales. Il faudrait reprendre l’ensemble des registres pour mesurer l’ampleur de la réaction locale mais quelques indications dans les dossiers de la préfecture nous permettent d’en comprendre l’importance. En effet, si le maire est davantage enclin à obéir au sous-préfet et à faire exécuter ses décisions, le conseil municipal peut exprimer un avis contraire. Il rend compte de l’état du conflit dans la commune et ses interventions contribuent à la solidarité de la communauté locale. C’est le conseil de Saint-Joachim qui exprime avec le plus de force le droit des riverains dans le marais. Refusant de condamner le tourbage dans les parcelles promises au dessèchement, il réaffirme au contraire la liberté des habitants des communes limitrophes à couper la tourbe.
Collectivement, les communes de Brière sont aussi suffisamment fortes pour faire adopter par le conseil général des avis contraires aux déclarations de l’administration. En 1819, le conseil général de Loire-Inférieure considère l’utilité du dessèchement « tout à fait imaginaire » et en 1821, tout en regrettant les troubles, il redit que « l’opération de dessèchement était à la fois injuste et préjudiciable au public ».
Avec ces différents conseils, les notables locaux réussissent à porter le débat à un niveau politique mais cela ne suffit pas à faire reculer la compagnie De Bray, activement soutenue par l’administration préfectorale et les Ponts-et-Chaussées.
Dans la mobilisation des notables locaux, les pétitions et les mémoires jouent un rôle essentiel. Si les mémoires se situent toujours dans la tradition des mémoires judiciaires que l’on publie pour diffuser les opinions des opposants, les pétitions constituent un détournement du droit de pétition encadré par la loi. En effet, le droit de pétition et de réclamation est reconnu depuis l’Empire dans le cadre de certaines enquêtes publiques. Il donne aux propriétaires ou aux riverains la possibilité de faire entendre leurs voix et de faire valoir leurs intérêts. Les pétitions sont examinées par le conseil de préfecture ou par les commissions spéciales instituées par l’administration qui les lisent au regard de l’utilité générale des projets en question (11). Dans la première moitié du XIXe siècle, les pétitions constituent le moyen le plus efficace d’entrer dans le débat public. De ce fait, elles prennent un caractère politique, renforcé ici par la rédaction commune des textes qui circulent, l’organisation de réunions informelles comme celles décrites à Pontchâteau et à Besné. Les pétitions deviennent un moyen d’expression politique et un outil de mobilisation des fractions lettrées des communautés rurales. Nous n’avons qu’une vague idée de la manière dont s’effectue ensuite le relais avec l’ensemble de la communauté. Pourtant l’enjeu est important : des résultats des efforts des notables locaux dépend la nature des relations que ces derniers peuvent entretenir avec le reste de la communauté. En se présentant comme les procurateurs ou les commissaires des communes, les notables locaux qui se mettent en avant s’exposent à la critique et la répression de l’administration préfectorale, donc du pouvoir politique, mais aussi à la critique et au rejet de la communauté. La cohésion de la communauté est donc fortement liée à la capacité d’une partie de ses membres de désamorcer les conflits, de les porter victorieusement sur le terrain judiciaire ou celui, nouveau, de l’expertise technique. En cas d’échec, le petit peuple des campagnes propose d’autres modalités de règlement du conflit.

3 – Faire face à l’injustice

Ce qui est marquant dans les quelques paroles de paysans rapportées dans les archives, c’est la référence au droit immuable d’utiliser collectivement le marais. Ce qui est essentiel dans la perception du conflit par ces paysans, c’est le maintien de la propriété communale.

31 – La crainte des « funestes conséquences »

Du côté des petits paysans et des journaliers qui constituent le peuple des villages de Brière, la question essentielle est celle des communaux. C’est dans les marais qu’ils exploitent les « ros » et les « rouches ». Avec les premiers, ils réalisent les toitures et les cloisons de leurs habitations, avec les secondes, ils fournissent leurs bestiaux en litière. Mais c’est la tourbe qui constitue, de leur point de vue, l’enjeu économique du conflit, donc le maintien des marais à tourbe, en particulier du marais de la Boulaie mais aussi du marais de Sem ou celui de Besné. Les coupes de tourbe s’effectuent en général l’été et les mottes s’entassent en mulons sur les « ateliers » de coupe tout autour des villages avant leur acheminement par les « blins » et les « chalands ». La tourbe est vendue en Loire-Inférieure et dans les départements limitrophes, le débouché principal étant cependant Nantes où les mottes servent de combustible pour le chauffage du petit monde de la ville.
Cette activité est importante pour toutes les communes qui entourent la Brière et l’accès aux marais dans leurs parties tourbeuses est libre et ouvert à tous leurs habitants. En plein conflit, le conseil municipal de Saint-Joachim l’a rappelé avec force : « non seulement les habitants des différents villages de Saint-Joachim mais ceux des communes de Donges, Montoir, Crossac et autres, avaient le droit de couper des tourbes dans toutes les parties du marais tourbeux »(12).

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Extrait de A. de Châteaubriant, Au pays de Brière, de Gigord, sd (vers 1937)

Il est donc important pour les villageois de faire valoir leurs droits par une présence continue et la poursuite de l’exploitation dans toutes les parties du  marais. Aussi, avec l’arrivée des experts et leur circulation dans les marais, la tension monte. Le sous-préfet a beau exiger des maires leur accompagnement, rien n’y fait, les deux hommes doivent finir leur tâche avec la peur de prendre des coups. En fait, tant que les travaux n’ont pas commencé, un calme précaire règne dans le marais, mais les préparatifs des chantiers font craindre des heurts. Au printemps 1819, les ouvriers qui se présentent à l’embauche, des paludiers de Guérande, sont reçus par les insultes. La tension monte tellement que le maire de Donges demande des renforts de gendarmerie pour le jour de foire. L’été de la même année, les Briérons sentent que les travaux engagés, les discours ne suffisent plus, il faut passer aux actes. Au mois d’août, plutôt que d’aller couper la tourbe dans la Grande Brière Mottière, les Briérons investissent le marais dit de la Boulaie, vaste espace marécageux du marais de Donges. Pendant une semaine, selon la police, 5 à 600 personnes coupent des mottes, ou pour dire comme le représentant de la compagnie De Bray, affligé par le spectacle, ils le détruisent, ils y exploitent la tourbe « par plaisir de perdre ce terrain qui est un des plus beaux ». Le travail avance lentement, chaque homme défonce entre 15 et 20 pieds carrés par jour. Pour les hommes et les femmes qui peinent à l’ouvrage, le travail s’effectue non par plaisir mais pour prendre ce qu’ils estiment être leur bien.
La situation empire l’année suivante. Durant tout l’été les opérations de tourbage se succèdent sur les nouveaux terrains convoités par la compagnie de dessèchement. Les autorités sont impuissantes à empêcher les populations d’agir. Les maires refusent de s’en mêler voire justifient ce travail effectué de tous temps. Ainsi le 26 août, les gendarmes, envoyés protéger les travaux de la compagnie, se rendent dans les marais « pour s’assurer qu’il n’existait pas des dégâts aux dits travaux ». « Nous n’avons rien remarqué de dégradé, expliquent-ils, n’avons vu qu’un grand nombre d’habitants riverains du dit marais qui étaient à tirer de la tourbe (dite motte). Ayant demandé à plusieurs pourquoi ils ne voulaient pas cesser de tirer ces mottes, ils ont répondu que depuis plus de 400 ans personne de les avait empêché et que ils ne cesseraient d’en couper ». Rendus chez le maire pour faire constater le délit, le maire leur répond « qu’il ne voit pas de délit et que tout est parfaitement tranquille »(13). Par contre, la nuit, des mulons de tourbes brûlent. Ce sont les mulons construits par la compagnie lors du creusement des fossés et étiers. Les Briérons ne prennent pas cette tourbe, ils la détruisent.
Les tourbages attaquent même des parties du marais jugées traditionnellement moins intéressantes. Le litige concerne aussi la récolte des ros et des rouches mais c’est la tourbe qui fait sortir les habitants en bandes, la nuit. À travers ces actions, les villageois cherchent d’abord à sauver quelques miettes de la propriété commune, cependant, au fur et à mesure de l’avancée des travaux, la colère monte et ils s’attaquent  désormais aux chantiers de la compagnie. En 1820 et 1821, les actes de destructions augmentent : démontage des installations pour la construction des écluses, comblement des fossés. Il s’agit alors de remettre le marais en état, de lui permettre de fournir encore la ressource, donc d’éviter son assèchement.
Pour la majorité des habitants de ces communautés, le retour du dessèchement du marais, par-delà la révolution française, est un événement vécu de manière catastrophique. Les quelques paroles populaires que nous rapportent les archives, les paroles rapportées par les maires, les hommes de la compagnie De Bray ou encore les gendarmes, mettent l’accent sur la continuité de leur action et donc sur la rupture du contrat que constitue le retour de la compagnie dans le marais. La chose jugée en 1784 leur avait donné raison et leur gagne-pain avait été respecté. Les nouvelles attaques contre les communaux et l’impossibilité de régler le conflit par la voie judiciaire sans détruire les tourbières poussent finalement le petit peuple du marais à la révolte. Pour reprendre les explications de Thompson, l’action des Briérons s’explique parce que dans leur perception, il y a trouble et déni de justice (14). C’est dans ce sens qu’il est possible d’interpréter les déprédations commises sur les chantiers. En défaisant la nuit ce qui est construit le jour, les villageois ne font que remettre en état leur marais et perpétuer son existence de tourbière. C’est finalement l’incapacité des notables à peser suffisamment et à empêcher le trouble et l’injustice qui conduit les communautés à l’émeute.

32 – Les formes de l’émeute

En 1821, parce que les travaux de la compagnie entament le gros œuvre, les écluses et les ponts, les actes de destruction se multiplient. « Ils bouchaient la nuit ce qu’on débouchait le jour. Ils détruisaient la nuit les barrages construits le jour… Les ouvriers étaient injuriés par des troupes de femmes furieuses qui avaient quelques hommes en arrière-garde » (15). Le rôle des femmes est important dans cette histoire. Elles sont toujours présentes. Rien ne leur échappe dans le marais. Elles suivent le mouvement des ouvriers, elles les harcèlent. Elle savent où il faut intervenir. Les hommes, pris par le travail de la tourbe dans les marais savent, en rentrant le soir, où ils doivent se rassembler. Les quelques hommes qui passent près des chantiers sont pris à parti, nous explique l’ingénieur des Ponts-et-Chaussées : les femmes se moquent de ceux qui n’osent pas détruire le pont construit par la compagnie. Finalement il est détruit, mais la nuit, par une soixantaine d’hommes.
Les bandes semblent grossir au cours de l’été 1821. La mobilisation des communautés est plus lente que celle des notables mais elle s’effectue par des réunions informelles dans les cabarets les jours de marché. Selon le sous-préfet, des billets circulent, prévenant les uns, menaçant les autres. Il ira jusqu’à évoquer l’usage d’un moulin le jour de l’émeute, la rotation des ailes ayant donné le signal général. Référence aux guerres de Vendée et peur manifeste de l’insurrection paysanne, il est difficile de donner beaucoup de crédit à ces renseignements.
On ne peut cependant négliger le rôle de quelques hommes intermédiaires entre les notables et le gros du monde paysan. Le juge Pavin est sans doute de ceux-là car sa présence est signalée lors du rassemblement du 31 juillet. Comment faut-il interpréter son action ? Celle d’un modérateur ou celle d’un traducteur de réalités différentes perçues par ces mondes que sépare l’accès à l’espace public et au politique ? Rien dans les archives ne peut nous permettre d’aller dans un sens ou dans un autre. Peut-être était-il les deux à la fois, lui que sa hiérarchie présentait comme prompt à réprimer le désordre. D’autres individus sont signalés, comme Daraire, capitaine de la Garde nationale de Saint-Joachim mais son action avant le conflit n’est pas connue. Il n’existe pas non plus de traces de l’action des maires pendant cette journée de juillet. Ils ne semblent pas avoir participé à l’émeute, du moins directement, mais il est difficile de penser qu’ils ont pu en ignorer les préparatifs. Ils auraient laissé faire sans alerter les autorités.
Le 31 juillet, par petites bandes venues des nombreux villages qui entourent les marais, armés de fusils, de fourches, faux et autres outils du monde paysan, environ 600 Briérons attaquent les chantiers de la compagnie De Bray. Ils en chassent les ouvriers, parfois avec quelque violence, des ouvriers sont en effet blessés, mais pas aussi gravement que ne l’indique le préfet pour justifier l’appel aux troupes de ligne. Puis les hommes regagnent les villages non sans molester les aubergistes qui donnent l’abri aux ouvriers de la compagnie. L’ordre revient mais les Briérons ne sont pas calmés. Dans les jours qui suivent ils cherchent à faire sortir les paysans arrêtés et conduits à Savenay. Puis, tout au long du mois d’août, des bagarres éclatent avec les ouvriers des chantiers, toujours des paludiers de Guérande. Le harcèlement se poursuit avec des menaces sérieuses puisque le 31 août, Martin, le responsable de la compagnie De Bray, s’embarque précipitamment de Donges pour se réfugier avec tous ses papiers, sur la rive sud de la Loire, à Paimboeuf (16).
Une lecture trop rapide des événements pourrait cependant laisser penser que les communautés rurales sont unies dans le refus du dessèchement et qu’elles font front. Un micro-conflit rendu public à Saint-Joachim montre qu’il n’en est rien et que la division des communautés est aussi une des raisons de leur échec face aux projets d’aménagement de leur territoire (17).

33 – Les dissidents

En lisant les archives consacrées à cette affaire, on comprend tardivement, comme l’administration préfectorale et la justice, la complexité de la situation sociale des marais de Donges, en particulier sur la commune de Saint-Joachim. En effet, tout au long du mois d’août, des opérations de tourbages sont organisées : ici, coupes de tourbes sur des marais normalement exploités par des villages briérons, là, mottes brisées sans explication. Les actions sont régulièrement rapportées au sous-préfet qui y voit la suite des événements de juillet. Le préfet s’étonne tout de même que ces actions n’entraînent pas de plaintes : « Comment des paysans si prompts à défendre leurs biens ne font rien, ne portent pas plainte ? ». Il se demande s’il existe des indemnisations secrètes, si quelques uns ne cherchent pas à « exciter le mécontentement des classes pauvres » ? Il est un fait que le prix des mottes grimpe dans la ville de Nantes (le cent de mottes est passé de 2 à 4 sous pendant l’été 1821) et que des rumeurs de destruction des tourbières briéronnes inquiètent les milieux populaires nantais. Mais c’est toujours la théorie du complot et la raison de ces destructions est ailleurs. On apprend enfin, par le dépôt d’une plainte, qu’il existe un conflit entre les habitants du village de Mazin et ceux des villages de Lonny, de Pendille, du Chef – de – l’Isle et finalement tous les autres villages de la commune de Saint-Joachim. Il faut entrer dans le quotidien de ces villages briérons pour mesurer l’importance de ces petits faits et avoir une idée des interactions entre ces micro-actions et le conflit général.
Ceux de Mazin font des coupes de tourbes sur « les chemins aux bestiaux » des autres villages. Il faut comprendre que, d’une part, il n’existe pas de véritables chemins sauf les rares levées qui traversent le marais, les animaux vont aux pâturages en empruntant certains marais, « les chemins à bestiaux » et, d’autre part, que ceux de Mazin se sont mis à faire des excavations sur ces trajets, rendant difficile et dangereux le passage des animaux des autres villages. En représailles, les autres villages font des coupes dans le marais de Donges, particulièrement dans celui de la Boulaie qui jouxte Mazin, et brisent les mottes sur les ateliers du village de Mazin, même en Grande Brière Mottière. Enfin, ceux de Mazin brisent les mottes réalisées par les autres villages dans le marais de la Boulaie. Il s’agit d’un cycle d’actions et de représailles qui s’effectue dans le silence de la nuit. C’est seulement, semble-t-il, sous la pression des autorités qu’une plainte est déposée. Elle est le fait de Pierre Halgan, habitant de Mazin mais aussi adjoint au maire de Saint-Joachim. Et c’est seulement avec le dépôt de cette plainte que l’on comprend la situation.
Le village de Mazin est dépourvu de pâturages. La compagnie entend dessécher le marais de la Boulaie qui jouxte le village et a promis de bons prés aux habitants en échange de leur acceptation de l’opération de dessèchement. Pierre Halgan soutient son village et se retrouve en conflit ouvert avec le maire de la commune et les autres villages qui mesurent d’abord l’importance de la disparition des marais à tourbe.
La communauté est divisée par des intérêts divergents. En fait, le cycle de coupes et bris de mottes dure sans doute depuis 1819 mais il n’a pas donné lieu à des violences directes. Les règlements de comptes se font par des expéditions nocturnes. Pas de plainte, pas de coups, la tourbe sert ici aussi à gérer et à réguler les conflits. Briser des mottes, brûler des mulons, ce sont des destructions de biens dont chacun mesure l’importance. La plainte change la nature des relations entre Mazin et les autres villages. Le conflit est maintenant connu, les expéditions nocturnes changent de sens. Elles se poursuivent un moment mais la publicité des actes transforment les rapports dans la commune. La violence augmente, les rixes se multiplient pendant le mois de septembre 1821. Au mode local de régulation du conflit, les opérations de tourbage ou les brisements de mottes, se substituent le conflit diurne, ouvert et violent. Le village de Mazin fragilise toute la commune de Saint-Joachim dans le conflit plus général qui oppose les communes à la compagnie De Bray et à l’État. Pierre Hagan accentue encore le déséquilibre en faisant le pari de la justice et d’une aide du sous-préfet. Ce dernier l’utilisera donc dans sa lutte contre un maire particulièrement résistant.

Conclusion

L’analyse du conflit de la Brière nous montre le fonctionnement complexe de communautés à l’intérieur desquelles n’existe pas de consensus. Aux lendemains de la Révolution française et de l’empire, les communautés briéronnes sont soumises aux tensions créées par l’ouverture de leur monde entamée au milieu du siècle précédent. Les anciennes élites nobiliaires disparues, reconverties ou recherchant des alliances financières avec les élites urbaines ne jouent plus le rôle de médiation. Une fraction des communautés s’y risque, encouragée par les modalités d’ouverture de l’espace public. L’enjeu politique est important pour ces notables locaux : il s’agit de se constituer en corps intermédiaire capable de protéger la communauté et de défendre ses intérêts. Leur action dans les années 1817-1821 montre l’ouverture d’un nouveau répertoire d’action fondé notamment sur l’usage du cadre légal du droit de pétition. Comme dans les villes où les membres des professions capacitaires remplacent peu à peu les anciennes élites négociantes, les notables locaux cherchent à s’imposer aux autorités administratives. Cependant, le champ de forces dans lequel le conflit est inscrit dépasse largement l’espace briéron et neutralise l’action de ces nouveaux acteurs. La question du dessèchement et celle des communaux touchent en effet l’ensemble de l’estuaire.
Finalement, l’incapacité de ce notables à jouer un rôle aggrave le malaise et pousse les villageois à reprendre des modalités éprouvées de l’action collective : destruction des installations, émeute pour chasser l’intrus et le perturbateur. Troubles de la communauté et déni de justice constituent encore les moteurs de la révolte même si, au sein du monde briéron, des voix paysannes se font entendre pour accepter le dessèchement. De ce point de vue, les « dissidents » du village de Mazin, aidés par leur porte-parole, contribueront à déstabiliser davantage les communautés en rendant public le conflit interne et en permettant aux autorités administratives de mettre à jour les modalités vernaculaires de règlement des conflits.

1 – Ce travail doit beaucoup aux réflexions engagées sur la violence et les conflits dans le monde rural et notamment à l’article essentiel d’Alain Corbin, « La violence rurale dans la France du XIXe siècle et son dépérissement : l’évolution de l’interprétation politique », Cultures et conflits, n°9-10, 1993. Pour un autre exemple : François Ploux, « Luttes de factions à la campagne. L’exemple du Lot au XIXe siècle », Histoire et Sociétés rurales, n°22, 2004, p. 103-104. Voir aussi Laurent Le Gall, « La politisation des campagnes au XIXe siècle, France, Italie, Espagne, Portugal. Actes du Colloque international, École Française de Rome, 2000 », note de lecture, Ruralia, n°8, 2001.

2  – Voir notamment RAJALU Samuel et ORAIN Arnaud, « Un fermier en bords de Loire. Graslin et l’afféagement des marais de l’estuaire » ainsi que LE GALL Yvon, Jean-Jacques Graslin et les conflits engendrés par le dessèchement des marais de Lavau », communications à la journée d’étude Jean-Jacques Graslin. Economie et urbanisme au temps des Lumières, Nantes, 30 juin 2005.

3  – Arch. dép. de Loire-Atlantique, 1768 S 1. Lettre au préfet du 6 novembre 1817.

4  – Arch. dép. de Loire-Atlantique, 1767 S 1, lettre de Vince, maire de Saint-Joachim, au sous-préfet, 2 août 1820.

5  – Arch. dép. de Loire-Atlantique, 1767 S 1. Lettre du maire de Pontchâteau au sous-préfet, 19 août 1821.

6  – Idem, 8 août 1818.

7  – LE MAREC Yannick, « Débat et conflit sur le dessèchement de la Brière au début du 19e siècle », communication acceptée au 1er colloque international du Groupe d’Histoire des Zones humides, Le Blanc (Parc Naturel de Brenne, octobre 2005.

8  – Arch. dép. de Loire-Atlantique, 1768 S1, document imprimé de la compagnie De Bray, 1817.

9  – Réponses désintéressées aux exhumateurs des principes antiphilantropiques de messire Espivent…, Nantes, ce 10 novembre 1820, Bibliothèque municipale de Nantes.

10  – Arch. dép. de Loire-Atlantique, 1765 S 1, pétition des habitants de Sainte-Reine, Saint-Joachim, Donges, Crossac, Besné, Prinquiau et Montoir, mars 1821.

11  – J’ai montré ailleurs comment le recours à l’expertise, et donc la médiation d’experts, était la seule manière d’éviter le face-à-face entre l’administration et les pétitionnaires. Voir Yannick Le Marec, Le temps des capacités, Paris, Belin, 2000, p. 116.

12  – Arch. dép. de Loire-Atlantique, 1767 S1, lettre du sous-préfet au préfet, 1er septembre 1819.

13  – Arch. dép. de Loire-Atlantique, 1767 S1, rapport de gendarmerie au sous-préfet, 28 août 1820.

14  – Voir Nicolas Bourguinat, « L’État et les violences frumentaires en France sous la Restauration et la Monarchie de Juillet », Ruralia, n°1, 1997.

15  – idem, lettre de l’ingénieur Plantier au préfet, 4 août 1821.

16  – Sur tous ces événements, voir Arch. dép. de Loire-Atlantique, 1767 S1.

17  – LE MAREC Yannick, « Le bac ou le chenal ? Identité locale contre projet d’Etat dans l’estuaire de la Loire », in PETIT Jacques-Guy et SANGUIN André-Louis, Les fleuves de France Atlantique. Identités, espaces, représentations, mémoires, Paris, L’Harmattan, 2003, 221 pages.