Cet article a d’abord fait l’objet d’une communication dans un colloque organisé en 2000 à Couëron sur les zones humides puis est paru dans la revue Aestuaria n°2, 2001 (pages 167-184).

L’objectif de cet article est de s’interroger sur la notion de patrimoine appliquée au marais de Couëron, commune en aval de Nantes dans l’estuaire de la Loire, et sur la référence à Jean-Jacques Audubon, célèbre ornithologue de la 1ère moitié du 19e siècle, émigré en Amérique et dont le nom symbolise désormais l’ornithologie et la protection de la nature. Cette réflexion peut aussi se comprendre dans un cadre plus large d’une histoire de l’environnement par l’étude de l’évolution des représentations de l’espace estuarien depuis deux siècles. On constate en effet que l’estuaire de la Loire n’a pas toujours été considéré de la même manière. A l’échelle régionale, il n’est qu’une simple porte sur l’océan jusqu’au milieu du 19e siècle, puis, entièrement artificialisé pour la navigation, il tend à se transformer en un espace voué à l’industrie jusqu’au milieu des années 1970. La fin des Trente Glorieuses inaugure une nouvelle représentation de l’estuaire. Perturbé par la poursuite des grands aménagements, il devient un espace à protéger.
Dans l’étude de cas proposée ici, je voudrais expliquer le conflit né de la revendication de la commune de Couëron qui demande la révision du périmètre de la ZPS (zone de protection spéciale) créée dans l’estuaire en 1995. La commune exige en effet que soient comprises dans la Zone de Protection Spéciale l’île Thérèse et celle de la Ville en Bois (jusqu’à la route du Paradis, point de franchissement de la Loire par le bac). L’enjeu semble de taille, il s’agit d’empêcher que Port Atlantique (c’est-à-dire le port de Nantes – Saint-Nazaire) n’utilise 300 ha de prairies comme dépôt de produits de dragage du fleuve.
Je voudrais essayer d’inscrire historiquement cette revendication dans la destinée d’une commune dont on peut dire – en simplifiant – qu’elle a été dépossédée de ses îles depuis deux siècles, avec des implications fondamentales concernant la nature et la forme de son développement. Autrement dit, pour l’historien de l’époque contemporaine, cette revendication n’est pas conjoncturelle – même si, on le verra, certains aspects du conflit ne peuvent s’expliquer que dans le contexte social et politique de ces dernières années – elle a une histoire qui s’inscrit dans la longue durée, celle des rapports particuliers que la gestion du projet hydraulique des Ponts et Chaussées a imposé à la commune de Couëron.

1 – Couëron et son marais : l’histoire d’une dépossession

Pour comprendre l’évolution de la commune de Couëron, il est nécessaire d’expliquer le projet hydraulique des ingénieurs des Ponts et Chaussées du 19e siècle.

– Les projets hydrauliques de l’estuaire

Il s’agit en fait d’une succession de projets qui, depuis le 18e siècle, ont comme point commun de vouloir rendre la Loire navigable de Nantes à son embouchure. Les projets touchent d’abord le port de Nantes avec des dispositifs de désencombrement des ponts puis de désensablement du lit. Sous la monarchie de Juillet, les travaux s’étendent nettement en aval. Ceux de l’ingénieur Lemierre intéressent particulièrement la commune de Couëron car ils vont contribuer à modifier la physionomie de la cité. En 1837, Lemierre décide la construction d’une digue submersible à la hauteur du bourg. La conséquence rapide de ces travaux est la constitution d’atterrissements importants et la naissance d’une île qui va d’abord s’appeler l’île Neuve puis l’île Liberté.

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Couëron, les îles, le Port-Launay et la Gerbretière avant les travaux d’endiguement. Service de navigation des Ponts-et-Chaussées (vers 1855).

La deuxième phase des travaux, ceux des ingénieurs Lechalas et Jégou, débute en 1859. Elle consiste dans le prolongement des digues en aval de façon à limiter la largeur du chenal, à concentrer les eaux du fleuve pour lui donner la force de creuser et curer son lit, donc d’approfondir le chenal. Ces travaux génèrent de vastes atterrissements qui enveloppent les trois îles de la commune, la Neuve, la Ville en Bois et Thérèse et rétrécissent d’année en année les bras secondaires. Dès 1864, le diagnostic des ingénieurs est clair : les surfaces comprises entre les îles et l’ancienne rive du fleuve ne servent plus à la navigation et sont tellement envasées qu’elles ne peuvent constituer des réservoirs à marée haute et alimenter l’effet de chasse qui renvoie les vases vers la mer.
Ces atterrissements sont d’abord des vasières découvertes à marée basse puis seulement recouvertes aux fortes marées. Aussitôt que la vase est suffisamment  consistante, des parcelles sont délimitées et concédées en fermage pour être plantées en roseaux. Tous les ans, on procède à la récolte. Les roseaux se resserrent et le limon continue à se déposer. Ainsi, en quelques années, la roselière se transforme en une bonne prairie à foin.

– Les paysans, partenaires privilégiés des ingénieurs

Au 19e siècle, les paysans des îles de Couëron viennent de la rive Sud, des communes de Saint-Jean de Boiseau et du Pellerin. Traversant le fleuve sur leurs toues, des barques à fond plat et à voile, ils font transiter les bêtes et les récoltes. Les îles de Couëron sont en effet plus accessibles aux paysans de la rive Sud car ceux de la rive Nord, installés sur les premiers bourrelets de terre ferme, en sont séparés par le marais difficilement franchissable. De ce fait, ils se retrouvent beaucoup moins nombreux parmi les propriétaires. Pour cette raison, c’est essentiellement avec les paysans du Sud de la Loire que les ingénieurs négocient leur projet hydraulique. Les ingénieurs ont tout intérêt à les convaincre et à les intéresser, mais aussi à connaître leur point de vue et leurs attitudes.
En effet, la concession puis l’aliénation des atterrissements constituent le moteur financier du projet hydraulique. Ils en assurent à court terme le financement en permettant à l’Etat de récupérer des sommes importantes par les fermages mais surtout par la vente, par droit de préemption ou aux enchères, des vastes superficies que l’endiguement a générées. Cet aspect semble perdre de son importance dans la deuxième moitié du 19e siècle mais les ingénieurs persistent à y voir un argument pour convaincre leur hiérarchie de la faisabilité financière des travaux envisagés.
Alors que les autres acteurs (syndicat de marais et conseil municipal de Couëron) tentent souvent de faire obstacle aux transformations du rivage et à leurs conséquences qu’ils estiment néfastes pour leurs intérêts, les paysans propriétaires des îles adoptent une attitude plutôt conciliante. Les raisons de cette situation sont multiples. On constate d’abord que ces paysans propriétaires n’ont pas une représentation contradictoire de ces espaces. Bien sûr, ils ne les conçoivent pas dans un projet d’aménagement rationnel à l’échelle régionale. Pour eux, ce sont des terres à valoriser. Surtout, les travaux des ingénieurs ne remettent pas en cause leur outil de travail, ils tendent plutôt à son expansion. Les paysans propriétaires des îles sont ainsi attirés par la rentabilité des investissements qu’ils peuvent réaliser dans le cadre du projet hydraulique.
Le colmatage entre la digue et la rive Nord s’effectuant rapidement, les résultats économiques ne se font pas attendre. Quelques années seulement après le début des travaux, les paysans sont avides de concessions et rivalisent pour en acquérir lors des mises aux enchères. Toute prudence semble annihilée quand il s’agit de prendre en fermage des terres à foin, même lorsque les crues d’été se révèlent dévastatrices. Ainsi en 1872, 50 paysans (plus 3 propriétaires urbains) signent la vente de parcelles dont une partie importante vient d’être emportée. Ils ont confiance. La vase reviendra et il sera toujours temps de planter.
Les ingénieurs ne s’y trompent pas qui voient dans ces acteurs des partenaires à privilégier. S’il s’agit d’assurer une bonne rentabilité de l’opération pour l’État, chaque aliénation (fermage ou vente) doit respecter certains principes. Le projet ne doit pas être entravé par une opposition dans le monde paysan. Toute difficulté de ce côté risquerait de rendre l’opération contre-productive. La clé de voûte de la vente est donc la détermination du juste prix. C’est une négociation discrète qui s’établit entre l’ingénieur et les représentants de la communauté paysanne. Les anciennes opérations, les tarifs pratiqués sur des terres correspondantes  sont connus. Dans l’aliénation nouvelle, le principe est que chacun des acteurs doit pouvoir y trouver son compte. C’est à ce prix que le projet avancera, quitte à enfreindre un peu les procédures contraignantes de l’administration des Domaines.
L’affaire est collective mais quelques acteurs, extérieurs à la communauté paysanne n’entrent pas dans le jeu de la même façon. Propriétaires urbains en général, ils négocient souvent individuellement. Contrairement aux idées reçues, ils doivent en passer par les termes de l’accord conclu entre ingénieurs et représentants des paysans. C’est aussi vrai pour les autres acteurs locaux qui s’avèrent rapidement farouchement hostiles aux développements du projet hydraulique sur la commune de Couëron.

– Les conséquences pour le développement de Couëron

Dès milieu du 19e siècle, le Conseil municipal et une partie importante de la société locale manifestent leur opposition aux travaux des Ponts et Chaussées. Leur point de vue est très différent de celui des paysans des îles. Ces travaux entraînent le colmatage de la Loire devant le Port-Launay, petit avant-port prospère de Nantes et qui participe pour une part à la richesse de la commune. Mariniers, industriels et notables, qui ne sont pas propriétaires riverains du fleuve et des îles, signent donc des pétitions, exposent leurs revendications dans le cadre de l’enquête publique de commodo et incommodo, écrivent au préfet, mais n’obtiennent rien de significatif si l’on excepte quelques aménagements accessoires accordés au fil du temps par les Ponts et Chaussées (notamment l’établissement de nouveaux quais le long des espaces comblés, au Sud-Est du bourg).
Une opposition importante provient aussi du Syndicat des marais de Saint-Étienne de Montluc et de Couëron. Sa délibération du 31 juillet 1892 reproduit la liste de ses protestations depuis 1838.  Le colmatage des bras secondaires de la Loire a rendu beaucoup plus difficile la circulation de l’eau dans les étiers du marais. Ces derniers tendent donc à se boucher, l’eau des pluies s’évacuant mal en hiver, les prairies éloignées recevant moins d’eau en été. Contrairement aux ingénieurs qui estiment que les installations ne sont pas correctement entretenues, le syndicat affirme que la priorité accordée à la navigation sur le fleuve est en train de sacrifier les marais. Il souligne aussi l’augmentation importante du coût de l’entretien du marais
Cette opposition régulière des acteurs de la société locale tout au long du 19e siècle s’explique par les conséquences imposées à la commune de Couëron et à son marais non insulaire. Cependant comme l’écrit un ingénieur en chef en 1867, “ il n’était pas possible de faire mieux, il a bien fallu que Couëron en prit son parti ”. C’est ainsi qu’à partir de ces travaux d’endiguement, on constate d’abord un recul du port de Couëron vers l’amont du fleuve. Port-Launay est définitivement envasé et son étier se transforme en marigot. L’avant-port n’est plus qu’un port “ relique ” avec des prairies dans sa perspective. L’endiguement et le remblaiement facilitent l’installation en amont des fonderies, les Ponts et Chaussées participant d’autant plus volontiers à cette opération qu’elle leur permet d’utiliser plusieurs milliers de mètres-cubes de sable provenant du dragage. Des industries s’installent donc le long de la Loire mais, en conséquence, bouchent pour longtemps l’accès de la commune à son fleuve.
Avec le temps, l’urbanisation se développe au Nord et à l’Est du bourg, accompagnant la remontée du port. Couëron s’éloigne de son marais et de ses îles comme en témoignent la faiblesse du linéaire vicinal, le contournement du chemin de fer et des principales voies routières. Le marais et les îles vont former un monde à part dans la commune. Couëron devient ainsi une cité industrielle, sans installations portuaires, dépossédée de sa partie insulaire même s’il faudrait une étude plus fine pour comprendre les rapports de la commune avec son marais. Deux exemples récents me semblent pourtant significatifs de l’image que la commune a reconstruit en dehors de ses zones humides. En 1992, dans le bulletin municipal, le lac de Beaulieu, au Nord-Est de la commune, est présenté comme le “ potentiel unique sur l’agglomération ” pour le tourisme et le loisir. En 1994 (avant le conflit sur la Zone de Protection Spéciale) la commune décide de tracer 6 sentiers pédestres: ils évitent soigneusement le marais et les îles.

2 – Les années 1970-1995 : des conditions nouvelles

Les dernières décennies constituent une période de mutation pour la commune. Les changements dans l’agriculture et l’urbanisation vont laisser le libre champ à de nouvelles perceptions de l’estuaire et particulièrement de ses zones humides.

– Les changements dans l’agriculture

Prés à foin longtemps très recherchés parce que l’herbe y était de qualité et de pousse rapide, les parcelles du marais et des îles connaissent les conséquences des changements techniques qui touchent l’agriculture : utilisation massive des fourrages ensilés qu’on ne peut produire sur ces terres humides, mécanisation qui s’adapte mal aux sols gorgés d’eau 6 mois de l’année, difficilement accessibles, parcellaire émietté (84% des propriétaires de prés marais ont des parcelles de moins de 5 ha, 23% ont des parcelles de moins de 1ha). Les marais et particulièrement les îles ne se prêtant pas à l’agriculture intensive, les agriculteurs de Couëron et des autres marais de la rive Nord savent depuis longtemps utiliser ces terres de manière complémentaire avec d’autres parcelles. Pour les agriculteurs actuels de la commune de Couëron, la possession de terres au pied du Sillon de Bretagne est devenue une nécessité, le marais n’étant plus qu’un espace exploité extensivement. D’une manière générale, cette situation se reconnaît dans les statistiques agricoles de la commune. À Couëron, entre 1979 et 1988, la Surface Agricole Utile a diminué de 21% et, dans cette S.A.U., la Surface Toujours en Herbe a chuté de 30%. La courbe des productions animales suit dans des proportions toutes aussi importantes (- 17,7% pour le nombre des bovins à viande et – 30,9% pour les vaches laitières).
Dans leurs explications, les agriculteurs avancent toujours le comblement des bras de la Loire et la transformation des îles. Il est vrai que la modification profonde du principe de l’estuaire a généré des préjudices graves pour l’agriculture. Afin de favoriser les grandes hauteurs d’eau dans le chenal navigable, tout a été fait pour permettre l’entrée de la marée. Ainsi, les grandes marées estivales s’avèrent parfois catastrophiques. En 1992, le syndicat des marais de Saint-Étienne de Montluc et de Couëron faisait remarquer les dégâts de l’inondation du 30 août et ses dépôts trop importants de vases au fort degré de salinité. À ces problèmes d’aménagement, il faut ajouter l’évolution de la politique agricole, qui favorise les grandes exploitations intensives, et le développement industriel et urbain de l’estuaire, parmi les causes de la dégradation du milieu. Toutes ces raisons ont contribué à provoquer la chute de la qualité de l’herbe et celle du rendement des prés humides.
Dans cette situation, certaines zones des marais et des îles ne sont plus intéressantes pour l’agriculture. Les fossés et les douves sont moins bien entretenus. Certaines parcelles connaissent la déprise agricole. Elles se couvrent de joncs faute d’être fanées tous les ans ou sont reconverties en peupleraie (comme dans les îles de la Liberté et de la Ville en Bois) avec les changements dans le paysage que ces cultures introduisent. Elles peuvent aussi être achetées par les sociétés de chasse. Ainsi, selon son président, le syndicat intercommunal de chasse au gibier d’eau de la Basse-Loire a acheté une centaine d’hectares “ pour les soustraire à l’abandon faute d’entretien par l’homme ”.

– L’urbanisation de la commune

Les dernières décennies sont marquées par des changements importants dans la structure de la commune. Sa population a continué d’augmenter (6000 habitants en 1900, 12000 en 1960, 18000 en 2000) tout en s’urbanisant. Ainsi Couëron a vu fortement diminuer la place de ses agriculteurs dans sa population active (moins de 2% de la population active). Elle est donc devenue une “ commune résidentielle liée au poids des industries de l’agglomération nantaise ”. La moitié de ses salariés travaillent en effet en dehors de la commune, dans les zones industrielles de la rive Nord de la Loire ou dans les services nantais.
Une des conséquences de cette situation est la demande croissante en activités et en installations de loisirs. Cela apparaît dans les décisions de la commune dès la fin des années 1980, avec le développement des espaces à protéger et à réserver aux loisirs de nature et à la randonnée pédestre en particulier. D’une manière générale, le souci de la qualité de vie sur la commune s’exprime par l’existence d’associations dynamiques et travaillant au contact de la municipalité (PLAIRE et CEDRES en sont deux parmi les plus importantes). À ce moment, la commune semble être en mesure de repenser sa relation à son marais et à ses îles. Il faut dire que cette redécouverte s’accomplit dans un mouvement général d’études de l’estuaire de la Loire.

– Une nouvelle perception de l’estuaire

La période des années 1970 à 1995 est en effet caractérisée par une intense activité de connaissance sur l’estuaire. L’ensemble des études réalisées font de l’estuaire “ l’un des mieux connus de l’Europe de l’Ouest ”. Les grands travaux envisagés (les centrales nucléaires du Pellerin dans les années 1970 puis du Carnet au début des années 1990, et l’extension des installations portuaires en amont de Saint-Nazaire) ont en effet généré des travaux nombreux sur l’écosystème de l’estuaire, ses caractéristiques hydrologiques et hydrosédimentaires. Une conscience de la dégradation du milieu se manifeste dans l’opinion publique. Le thème de la protection trouve un large écho dans certains moments conflictuels. Les réglementations européennes apportent les outils juridiques (directive “ oiseaux ” de 1979). Les zones humides sont alors reconsidérées, leur richesse est reconnue. Comme l’écrit Michel Danais “ l’analyse des discours révèle aussi un renforcement des considérations patrimoniales (références à la nature, à la vie sauvage, aux traditions des usagers de l’estuaire, aux paysages) dans les canaux populaires d’information”.
En même temps que s’affaiblissent les perspectives industrielles, la représentation de cet estuaire se modifie. Les marais et les îles ne sont plus des terres à valoriser mais des zones humides à conserver. Les comptages et les études ornithologiques mettent en évidence l’importance de ces espaces. Les prairies naturelles inondables constituent des sites de pose et de nourrissage pour les limicoles lors de leur migration, d’hivernage pour les anatidés. Les roselières abritent de nombreuses espèces palustres et fournissent des refuges au moment de la nidification. Toute la richesse ornithologique se trouve renforcée par la juxtaposition de plusieurs biotopes complémentaires (l’eau, les vasières, les roselières et les prairies inondables).
Pourtant, si tous les acteurs s’accordent sur l’importance des zones humides en général, des divergences subsistent quant à la manière de les utiliser. En simplifiant, on serait tenté de dire qu’à partir du début des années 1990, les acteurs se divisent en deux camps : celui des protecteurs et celui des aménageurs. En réalité la situation est bien plus complexe. Les aménageurs ont pris conscience qu’il devenait impossible  d’avoir une vision d’avenir de l’estuaire sans prendre en considération sa protection. En 1980, le Port de Nantes et Saint-Nazaire participe aux premières études approfondies en créant le Comité Scientifique pour l’Environnement de l’Estuaire de la Loire. En 1984, l’Association pour la Protection de l’Environnement de l’Estuaire de la Loire prend le relais, garantissant en même temps une représentativité des usagers de l’estuaire, des services publics et des collectivités.
Aujourd’hui, Port Atlantique s’est engagé dans le “ projet d’écharpe verte ”, “ vaste zone constituée de milieux humides et d’activités agricoles qui est soumise aux charges de protection et de développement ”. Il reconnaît l’importance d’une protection mais il exige, en compensation des espaces concédés, la possibilité de développer ses installations sur la zone humide de Donges-Est, près de Saint-Nazaire. Quant aux collectivités locales, si elles restent sensibles aux promesses d’emplois générés par les aménagements industriels, elles ont été amenées au débat sur la question de la protection. Face aux résultats des études scientifiques démontrant la dégradation du milieu estuarien, il leur devenait beaucoup plus difficile d’ignorer les exigences de lutte contre les pollutions et de protection des zones sensibles comme les marais. La commune de Couëron n’a pas échappé à cette dynamique.

Le conflit sur le périmètre de la Zone de Protection Spéciale

Classés en zone agricole non constructible dans le Plan d’Occupation des Sols de 1978, le marais et les îles de Couëron figurent depuis 1985 en zone Nda, c’est-à-dire en zone naturelle à protéger. Des classements existent aussi qui les intègrent en Zone Naturelle d’Intérêt Ecologique Faunistique et Floristique, en Zone Importante pour la Conservation des Oiseaux. Ils constituent une partie d’un Site d’importance communautaire pour la conservation des habitats naturels (directive européenne Habitat). A partir de 1995, le projet de protection globale par la délimitation d’une Zone de Protection Spéciale est à l’étude. Or, quand celui-ci paraît, les îles Thérèse et la Ville en Bois en sont exclues. C’est le début d’un conflit qui va permettre à la commune de Couëron de reconquérir symboliquement ces espaces.

Le marais, nouvel élément du patrimoine

Dans les premières années de la décennie 1990, rares sont les articles dans la presse locale et le bulletin municipal à évoquer le marais de Couëron dans une autre perspective que celle de l’agriculture. En 1992, un article de Presse Océan, inspiré par les premières initiatives de l’association Couëron Audubon Atlantique fournit les premiers argumentaires publics pour voir le marais comme un espace riche par sa flore et sa faune. L’agriculture y est présentée en déclin avec une relève difficile dans les exploitations agricoles. Certes le marais est un espace jusqu’alors épargné par l’industrie et l’urbanisme, mais son écosystème est fragile. Sa richesse floristique et faunistique peut constituer pour lui une perspective nouvelle. La fritillaire, la valériane des marais, le râle des genêts et la bergeronnette printanière sont présentés comme les atouts d’une nouvelle vie pour le marais. L’association Couëron Audubon Atlantique propose d’ailleurs de le faire visiter.
La campagne électorale de 1995 et surtout la perspective de la Z.P.S. accélèrent le processus de patrimonialisation. En décembre, le maire demande que la Z.P.S. englobe l’île Thérèse et celle de la ville en Bois. “ Notre volonté est de développer la protection et la valorisation du caractère naturel de ce poumon vert ”. Le marais est alors présenté comme un espace au caractère immuable, dernier vestige d’un passé qu’il convient de maintenir intact. “ Ce sont les paysages de notre illustre Jean-Jacques Audubon ” écrit le maire. Ces propos maladroits, parce qu’inexacts (les îles n’existaient pas de cette manière et le marais n’avait pas sa physionomie actuelle), illustrent bien le parti pris de l’équipe municipale : il faut constituer le marais en sanctuaire, en patrimoine de la commune pour le soustraire de la menace par le Port autonome et ses boues de dragages.
En mai 1996 le bulletin municipal Couëron magazine n°12 présente le “ patrimoine culturel ” et le “ patrimoine naturel ” avec en bonne place le marais. La politique de la commune est désormais bien établie. “ Face aux enjeux actuels et à l’urgence de ce dossier, il s’agit aujourd’hui “ d’enfoncer le clou ” et de symboliser notre attachement réel à la protection de l’environnement et à la valorisation de notre patrimoine.” Le journal explique d’ailleurs que “ désormais, notre marais s’appellera le Marais Audubon ”. Ce baptême est un élément essentiel de la reconquête.

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Article de Nantes Passion, octobre 2002

La locomotive médiatique Audubon

Le travail autour de Jean-Jacques Audubon a commencé dès la fin des années 1980 mais le personnage devient en 1995 la figure symbolique autour de laquelle se réorganise l’image de la commune. Cette année-là, une exposition est organisée sur le personnage par l’association Couëron Audubon Atlantique. La Poste en profite pour sortir une série de timbres sur “ l’illustre peintre ornithologique ”. Au printemps 1996, des panneaux sont installés aux entrées du marais en présence de nombreux élus de l’agglomération. La sortie randonnée de Ouest-France (3500 participants) se déroule sur la commune de Couëron et passe par le marais, le consacrant auprès du grand public dans sa nouvelle vocation d’espace naturel. En quelques années, Jean-Jacques Audubon devient omniprésent dans la commune : le marais, la rue, le lycée, les itinéraires de découvertes multiplient les poteaux indicateurs dans la partie historique du bourg et dans le marais. La Ligue pour la Protection des Oiseaux de Loire-Atlantique organise en 1998 son assemblée annuelle. Son président départemental  s’engage de manière très militante aux côtés du maire. La LPO organise désormais des sorties dans le marais Audubon, comme d’ailleurs toutes les associations de la commune.
Avec tous ces marquages (autant physiques que symboliques), la commune reprend possession du marais mais aussi des espaces délaissés. Durant l’été 1997, une “ opération Jeunes Eté Utile s’est mise au service du patrimoine historique local. Sa première mission a été de débroussailler et nettoyer à Port-Launay les abords d’une cale datant du 18e siècle ”. Il est vrai que la cale se situe “ à l’aplomb des prairies humides baptisées aujourd’hui Marais Audubon ”. Le bulletin municipal et des articles dans la presse locale multiplient donc les références à ce patrimoine et à Jean-Jacques Audubon. Une véritable éducation d’un large public s’effectue sur le personnage et sur l’intérêt des “ zones humides ”. Ce dernier apprentissage ne se fait cependant pas sans difficulté. Comment faire voir en photographie une “ zone humide ” en la différenciant d’un étier où l’on pêche depuis longtemps ou d’une prairie inondée qui est perçue d’abord comme un espace de travail ? Les photographies parues dans le bulletin municipal reflètent cette incertitude et l’absence de clichés significatifs. Ainsi un des premiers articles sur le marais présente une photographie d’une prairie inondable et une seconde d’un râle des genêts en gros plan. C’est au lecteur de les associer. A partir de 1997, la lutte contre le projet de centrale nucléaire au Carnet, sur la rive Sud de l’estuaire à l’emplacement actuel d’une roselière, intronise un nouvel emblème, le roseau. Utilisé dans les photographies de la presse locale et largement présent dans celles du magazine communal de Couëron, le roseau devient un élément de reconnaissance des sites à protéger.

Les choix stratégiques de la commune

A la fin du 20e siècle, la commune de Couëron se retrouve mutatis mutandis dans la même situation qu’au milieu du 19e siècle : on décide en dehors de son avis de l’utilisation d’une grande partie de son territoire (“ il faudra bien que Couëron en prenne son parti ” disait-on en 1867). Sa population se mobilise par des pétitions, une enquête d’utilité publique est menée mais qui ne change rien au fond, sauf qu’à la fin du 20e siècle, la pétition est sur Internet où, par conséquent, elle nationalise et internationalise le conflit. La campagne est en effet relayée aux Etats-Unis par la National Audubon Society. Ses dirigeants viennent à Couëron en juin 1997. Des articles paraissent dans le Washington Post et l’International Herald Tribune suivis en France par le Figaro et le Journal du Dimanche. Le Figaro décrit “ les paysages de prés inondables, de canaux et de bosquets. Un paysage semblable à celui que Jean-Jacques Audubon observait… qui risque de disparaître sous les vases grasses et grises ”.
C’est bien sûr une recherche d’effet puisque ce sont les îles qui sont menacées de devenir un dépôt de produits de dragage. Or, au début du 19e siècle, Jean-Jacques Audubon ne pouvait distinguer du rivage que quelques prairies sans arbres, séparées du Port-Launay par un large bras de Loire. Malgré cela, il faut des images fortes. L’association de Port-Launay (PLAIRE) n’écrit-elle pas que “ recouvrir ce lieu de vases de Loire, c’est comme si l’on rasait le musée Jules-Verne à Nantes ! ”. Affirmation puissante mais qui pose encore un problème parce que certains secteurs de ces îles ont déjà servi de dépôts de produits de dragage. Ainsi, en 1936, les Ponts et Chaussées achètent par cession amiable des parcelles pour un peu moins de 9 ha de “ prés à foin et à roseaux ”. Le seul relief de ces îles vient d’ailleurs de ces dépôts. Les bras comblés (notamment les fosses) sont aussi remplis de produits de dragages dès la fin du siècle. Il existe toutefois une différence avec la fin du 19e siècle – mais elle est de taille – c’est qu’on connaît aujourd’hui la teneur en produits toxiques et métaux lourds de ces boues.

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Enveloppe de la mairie avec une flamme postale sur le marais Audubon

En 1998, la municipalité s’attelle à transformer l’image de la commune. L’objectif est “ d’identifier davantage Couëron comme ville de Loire ”. Elle est partie prenante du projet “ Rives de Loire, enjeu urbain pour la métropole ” qui propose une “ politique globale de reconversion des rives et des sites de Loire, permettant de conforter la place portuaire de Nantes, tout en recherchant les moyens de régulation du fleuve dans l’agglomération ”. Pendant l’année 2000, le P.O.S est soumis deux fois à l’enquête publique : une première fois pour permettre le réaménagement global des rives, la seconde fois pour pour modifier un zonage nécessaire à la protection de l’Angélique des marais. L’Angelica heterocarpa est une plante des estuaires à marée. Elle vit sur les berges envasées et régulièrement recouvertes. Plante haute (jusqu’à 2 mètres) et protégée, elle ne s’accommode pas des végétations dégradées du type ronces ou orties. La conservation de l’Angélique des marais, considérée, selon le maire, comme un élément de “ notre action pour la protection de notre patrimoine ”, nécessitera donc un entretien régulier car les rives de la Loire ne sont plus des espaces naturels depuis deux siècles. C’est le prix d’un patrimoine réinventé.

Mais tout cela n’est pas très important au fond. Ce qui compte c’est que deux siècles après avoir perdu la maîtrise de ses rives, de son marais et surtout de ses îles, la commune de Couëron tente d’y revenir. Jean-Jacques Audubon était parti pour l’Amérique au moment où l’on projetait d’endiguer la Loire et donc de faire disparaître l’ancien rivage. Il revient symboliquement au moment où les conditions qui ont prévalu à cette transformation de l’estuaire sont remises en cause. Après un si long oubli, on peut parler alors d’une véritable naissance couëronnaise de Jean-Jacques Audubon.